Aurélie Dudézert : "Le numérique doit permettre aux écoles de management de rompre avec le mimétisme ambiant"

Cécile Peltier Publié le
Aurélie Dudézert : "Le numérique doit permettre aux écoles de management de rompre avec le mimétisme ambiant"
Selon les auteurs de l'étude, les business schools commencent tout juste à s'emparer des nouvelles opportunités qu'offre le numérique. // ©  plainpicture/Jean Marmeisse
Manque de culture numérique, difficultés à faire évoluer le modèle économique... La dernière étude de la Fnege consacrée à "la transformation numérique des écoles de management" dresse le portrait d'une révolution encore largement inachevée. Entretien avec Aurélie Dudézert, professeure à l'université Paris-Sud, qui l'a coordonnée.

La dernière étude de la Fnege, coécrite avec Imed Boughazala, professeur à Telecom EM, est consacrée à la transformation numérique des écoles de management. Pourquoi avoir choisi ce thème ?

Ce thème a été choisi fin 2016 par la Fnege (Fondation nationale pour l'enseignement de la gestion des entreprises) pour répondre au besoin ressenti par les écoles de management de mieux comprendre les enjeux et les impacts de la numérisation de leurs activités. La rédaction de l’étude nous a pris plus d’un an. Nous avons rencontré des enseignants-chercheurs, des responsables de formations en management (directeurs d'écoles de commerce, d'IAE et quelques présidents d’université) et interrogé plus de 300 étudiants.

Aurélie Dudézert, chercheuse en management des systèmes d'information, professeure à l'Université Paris-Sud.
Aurélie Dudézert, chercheuse en management des systèmes d'information, professeure à l'Université Paris-Sud. © Maëlle Brumard

Où en est la transformation numérique dans ces écoles ?

Elles sont toutes engagées dans cette transformation, mais à des degrés divers. Certaines sont très actives sur le plan pédagogique, d’autres se sont emparées des nouvelles possibilités offertes en matière de recherche. Une petite fraction seulement s’en est servie pour faire évoluer son modèle économique, mais peu ont exploré les trois dimensions. Le manque de culture numérique des chefs d’établissement et des enseignants-chercheurs dans le secteur du management est en cela un vrai frein.

Quelles sont les grandes tendances en matière de pédagogie ?

Très concrètement, le premier intérêt du numérique pour les établissements est de toucher un maximum d’étudiants pour des coûts le plus réduits possible. Pionnier dans le domaine, l’IAE de Poitiers a construit dès les années 2000 l’essentiel de son business model sur la formation à distance. Et à partir de 2008-2010, tous les établissements s’en sont servis pour développer la formation continue et l’apprentissage. Aujourd’hui, toutes les écoles dispensent une partie de leurs cours à distance.

Les MOOC sont une autre innovation structurante. D'abord présentés comme des produits d’appel, ils sont aujourd’hui utilisés de manière très intelligente pour harmoniser le niveau des étudiants avant l’entrée en formation, sachant que les voies d’accès sont de plus en plus variées. L’IAE de Paris fait cela très bien.

Le manque de culture numérique des chefs d’établissement et des enseignants-chercheurs dans le secteur du management est un vrai frein.

Beaucoup d’écoles pratiquent aussi la classe inversée, dont le bilan est très mitigé. Les étudiants interrogés, qui n’ont pas été habitués à travailler en autonomie, sont assez mécontents de ces dispositifs, déployés sans que les enseignants soient toujours formés. Mais ils plébiscitent les étude de cas, et autres simulations désormais très répandues en formation initiale, grâce au développement du numérique.

En revanche, les écoles de management ne parviennent pas à former les étudiants aux technologies numériques dans un contexte professionnel. Aussi surprenant que cela puisse paraître, les jeunes y recourent beaucoup dans leur vie personnelle, mais n’en maîtrisent pas les codes en entreprise. C’est une attente forte des employeurs et un gros enjeu à court terme.

La partie de l’étude consacrée à la recherche est particulièrement riche. Quelles sont les principaux impacts de cette transformation ?

On observe une très forte mutation du métier d’enseignant-chercheur, avec l'émergence d'un profil totalement indépendant qui n’a plus d’intérêt à travailler pour un établissement.

Peut-on parler d’une forme d’“ubérisation” de la recherche ?

Oui, dans la mesure où l'ubérisation correspond à la disparition d’un certain nombre d'intermédiaires. Le numérique n’est pas la cause de cette évolution, mais un catalyseur. Il existe désormais des moyens technologiques qui permettent aux chercheurs de rencontrer leurs pairs, de se faire embaucher ou financer sans l’aide d’un laboratoire et plus largement d’un établissement.

Vu l’absence de moyens des laboratoires, c’est au chercheur de trouver ses financements, en passant des contrats avec l’ANR (Agence nationale pour la recherche), l’Europe, des entreprises ou via le crowdfunding.

Ce dernier devrait gagner du terrain dans le domaine du management, où les financements sont rares et les budgets peu importants. Mais l’absence de cadre juridique soulève des questions éthiques : par exemple, comment contrôler l’utilisation de l’argent qui ira directement au chercheur et pas à un laboratoire ?

De quelle manière les écoles de management réagissent-elles à cette évolution du métier ?

Les grandes écoles de management, pour lesquelles la recherche est essentielle en matière de visibilité, ont commencé à prendre le problème à bras-le-corps. Certaines offrent des conditions d’accueil de très haut niveau et embauchent de vrais “facilitateurs” (spécialistes du marketing, de la recherche de fonds ou de la communication), chargés de soulager les chercheurs dans leurs missions. L'Edhec a ainsi construit un centre de très bonne qualité en matière de finance.

Vous écrivez également que la révolution numérique interroge aussi beaucoup sur le champ de recherche du management lui-même. Pour quelle raison ?

Il existe un grand questionnement au sein de la communauté pour savoir où commence et où s’arrête la recherche en management, qui se traduit par une forme de crise d’identité. Si les laboratoires continuent d’avoir une vision trop passéiste, certains chercheurs pourraient décider de quitter le champ.

Les établissements commencent tout juste à s'emparer des nouvelles opportunités qu'offre le numérique pour faire évoluer leur business model.

En parallèle, une nouvelle discipline, appelée “digital humanities” est en train de se constituer autour de ces nouvelles pratiques, à cheval sur la sociologie, la psychologie, les sciences de gestion, les sciences cognitives, etc.

Quel est l’impact du développement de ces nouveaux outils sur la gestion des écoles de management ?

À ce jour, les établissements commencent tout juste à s'emparer des nouvelles opportunités qu'offre le numérique pour faire évoluer leur business model. Cette nouvelle manière de créer du lien, de traiter des données – heures de fréquentation des campus, de la bibliothèque… –, sont susceptibles de générer de nouveaux services aux étudiants (recherche de logements, stages...), aux entreprises partenaires, etc., créateurs de valeur pour les écoles.

Les établissements peuvent aussi envisager de revoir complètement l’organisation de leurs espaces, à travers la création de campus virtuels.

Beaucoup de projets restent bloqués dans les tuyaux en raison de la timidité des tutelles (chambres de commerce et d’industrie, ministère de l'Enseignement supérieur et de la Recherche…). Obnubilées par l’aménagement du territoire, elles sont rétives à investir dans ce qu'elles considèrent un peu comme des gadgets.

D'autant que les directeurs d'établissement, dont le mandat dure autour de cinq ans, n’ont pas toujours le courage de se lancer dans des grandes réformes qui, en cas d'échec, pourraient les “griller”.

Quelles recommandations formulez-vous afin de lever ces blocages ?

La transformation numérique doit être l'occasion d’affirmer sa singularité et de rompre avec le mimétisme ambiant. En matière de formation continue, comme de recherche, c'est caricatural... Les établissements cherchent, au nom d'une forme de mission de service public, à couvrir tous les champs, mais c’est absurde. Il faut être capable d'identifier ses points forts et construire sa stratégie sur cette base, en allant, grâce aux outils numériques, chercher de nouveaux publics.

Nous allons tenter d’apporter notre pierre à l'édifice en créant au sein de la Fnege un observatoire de la transformation numérique, capable à terme de produire un indicateur de maturité numérique des établissements. C’est une demande des organismes d’accréditation, qui souffrent d’un manque de visibilité en la matière.

Cécile Peltier | Publié le