Emmanuel Quenson : "Les entreprises ont parfois du mal à comprendre que les jeunes ne sont pas 'prêts à l'emploi'"

Catherine de Coppet Publié le
Emmanuel Quenson : "Les entreprises ont parfois du mal à comprendre que les jeunes ne sont pas 'prêts à l'emploi'"
Pour Emmanuel Quenson, "le système éducatif laisse entendre que les jeunes sont opérationnels sur le marché du travail dès la fin de leurs études". // ©  Marta NASCIMENTO/REA
Pour les vingt ans du dispositif "Génération", le Céreq a consacré en décembre sa cinquième biennale Formation-Emploi à l'insertion professionnelle des jeunes. Retour sur ces enquêtes, avec Emmanuel Quenson, directeur scientifique de l'organisme.

En vingt ans, comment l'enquête "Génération" du Céreq (centre d'études et de recherches sur les qualifications) a-t-elle évolué ?

Dans les années 1990, l'État a développé une politique de massification de l'enseignement supérieur : quatre nouvelles universités ont été construites en Île-de-France, la licence professionnelle a été créée en 1999, puis d'autres diplômes comme le master pro ont suivi.

Emmanuel Quenson, directeur scientifique du Céreq
Emmanuel Quenson, directeur scientifique du Céreq © Photo fournie par le témoin

L'idée de l'enquête Génération du Céreq était de suivre les effets de cette politique sur l'insertion professionnelle des jeunes, trois, cinq et sept ans après l'obtention de leur diplôme. On se demandait quelles étaient les conditions d'insertion de ceux que l'on appelait alors les "nouveaux étudiants", si l’augmentation de leur niveau de diplôme se traduisait par une plus grande qualification des emplois qu’ils occupaient.

Mais le Céreq s'est aussi beaucoup intéressé à l’enseignement secondaire et à ses réformes, comme celle du bac pro en trois ans en 2009, qui a contribué à modifier le rôle du CAP en accentuant sa dimension de diplôme de remédiation sociale et en le minorant comme premier niveau de qualification… Dans le même temps, l’alignement du bac pro sur les autres bacs a favorisé la poursuite d'études, alors qu'il a été pensé à l’origine pour favoriser l'insertion professionnelle. C'est le paradoxe français : un diplôme prend de la valeur à partir du moment où il permet la poursuite d'études, bien que, dans ce cas il est censé aider à l'insertion dans la vie active…

Peut-on dire que, depuis les années 1990, l'insertion professionnelle des jeunes s'est dégradée ? Pourquoi ?

Oui, le taux d’accès en CDI (contrat à durée indéterminée), qui était de 60 % pour les jeunes de la génération 1992, est de 52 % pour ceux de 2010. L'État a cherché à développer une politique de formation de la jeunesse, en relation avec les politiques d'emploi. En augmentant le niveau de la formation, on pensait insérer plus facilement les jeunes, en misant sur une augmentation de l'emploi qualifié. L'autre axe était de créer des périodes de contact avec l'entreprise (d'où le bac pro, la licence pro, le master pro) au cours de la formation, afin que des jeunes s'adaptent aux besoins de l'entreprise.

C'est le paradoxe français : un diplôme prend de la valeur à partir du moment où il permet la poursuite d'études.

Or, en vingt ans, on a observé que les jeunes sont une population particulièrement sensible à la conjoncture économique : leur insertion professionnelle s'est bien passée entre 1998 et 2002, beaucoup moins bien à partir de 2007-2008 ! L'embauche des jeunes est devenue une variable d'ajustement des entreprises, c'est particulièrement le cas dans l'apprentissage, une voie de formation singulièrement soumise aux aléas économiques.

L'autre phénomène, c'est l'évolution du système de classement des emplois et de l'organisation du travail, au sein des entreprises. Il reste encore des besoins assez importants sur des premiers niveaux de qualification dans l’industrie, les services, le commerce, etc. ce qui a créé un certain décalage avec le niveau de sortie des jeunes diplômés. Certains sont alors contraints de subir un déclassement lors de leur premier emploi. Mais il est tout de même assez encourageant de constater qu’un rattrapage s’enclenche quatre ou cinq ans après leur sortie d'études.

Selon vous, la différence entre "emploi durable" et "emploi précaire", utilisée par l'enquête Génération, reste-t-elle pertinente ?

Oui : le CDI reste la référence en termes d'emploi. Pour la Génération 2013, la part de jeunes en EDI (emploi à durée indéterminée) parmi les jeunes en emploi est de 61 %. Il est donc normal de garder cet indicateur. Ce qui est sûr, c'est que même dans la période actuelle où on observe un début de reprise d'activité, les entreprises ne s'engagent pas immédiatement sur un EDI : une sorte de sas plus ou moins long et incertain s’est instauré entre la sortie des études et l’entrée sur le marché du travail ! Les entreprises testent les connaissances des jeunes, leurs compétences, leurs savoir-être, leur adaptabilité avant de les embaucher durablement. Pour autant, le niveau de diplôme reste le critère numéro un pour l'embauche, plus que la spécialité de formation.

Les jeunes les moins diplômés ont-ils fait les frais de cette dégradation de l'insertion professionnelle ?

Le Céreq observe également leurs débuts de carrière, qui sont de plus en plus préoccupants… Quelques années après leur diplôme, les jeunes les moins diplômés éprouvent de grandes difficultés à trouver un travail, ne cessant d'alterner emploi précaire, périodes de chômage et de formation. Ils sont pris dans une spirale d'exclusion, professionnelle et sociale : en France, le travail reste très structurant socialement ! Le phénomène d'exclusion touche aussi de plein fouet les jeunes "issus de l'immigration", c'est-à-dire des Français nés en France d'au moins un parent né à l'étranger. Ils sont victimes de discrimination, c'est évident.

Les chercheurs du Céreq ont mis en évidence la difficile insertion des profils dits atypiques sur le marché de l'emploi… Les entreprises ont-elles des difficultés à accepter que le jeune ne soit pas opérationnel tout de suite ?

Le système d'une hiérarchie des diplômes correspondant à une hiérarchie des emplois, mis en place dans les années 1960, est assez commode pour les entreprises, qui n'ont qu'à se tourner vers les niveaux de diplômes correspondant à leurs besoins. Mais à travers des diplômes aux intitulés de plus en plus ciblés et précis, le système éducatif laisse entendre que les jeunes sont opérationnels sur le marché du travail dès la fin de leurs études. On sait bien que cela n'est le cas que trois ou quatre ans après !

Les entreprises ont parfois du mal à comprendre que les jeunes ne sont pas "prêts à l'emploi". Ceux qui sont passés d'une filière à l'autre, qui ont essayé des choses différentes, peuvent faire douter les employeurs sur leurs capacités.

Former de façon trop opérationnelle peut comporter des risques.

Il faudrait que l'État explique davantage sa politique éducative. Certes, les diplômes spécialisés existent, mais une part de la formation reste générale, afin de permettre la construction des individus, leur insertion sociale. Former de façon trop opérationnelle peut comporter des risques !

Sur l'apprentissage, quels enseignements les enquêtes Génération ont-elles mis au jour ?

On observe un développement de l'apprentissage dans les hauts niveaux de diplôme, et un tassement dans les niveaux les plus bas (avant le bac). L'apprentissage a toujours été présenté comme un moyen pour les jeunes des milieux populaires d'accéder à l'emploi, eux qui souffrent d'un manque de réseau et de moyens financiers. Mais, de façon objective, l'apprentissage s'est développé dans l'enseignement supérieur, et ce sont les classes moyennes supérieures qui en ont profité.

Ce que l'on observe aussi, c'est que ce n'est pas tant l'apprentissage qui est facilitateur d'insertion professionnelle, mais bien le contact avec l'entreprise. Un stage à cet égard peut être tout aussi utile ! Le taux d'abandon des contrats d'apprentissage sur les six premiers mois a beaucoup augmenté en vingt ans par ailleurs, ce qui pose la question de l'accompagnement des jeunes dans l'entreprise et de leurs conditions de travail…

Quel regard portez-vous sur les réformes en cours dans le premier cycle universitaire et sur l'apprentissage ?

Il était nécessaire que l'État se penche sur la question des premières années à l'université. On aurait pu laisser le système tel quel, en considérant que les jeunes ont droit à une phase de latence après le baccalauréat, pour se chercher… Mais on peut aussi considérer qu'il est nécessaire de les accompagner ces années-là. Le risque d'une orientation trop directive, c'est d'enfermer, d'empêcher à la personne d'évoluer. Les échecs sont aussi formateurs… La question que je me pose, c'est celle des moyens : une année de cours de réorientation suffira-t-elle pour savoir ce que l'on veut faire ? Il faudrait beaucoup plus d'un an ! L'autre sujet est celui des voies de substitution qui seront proposées à ceux qui n'intégreront pas l'université… C'est une vraie question !

Catherine de Coppet | Publié le