Confidentiel. Valérie Pécresse crée une mission suite au décès d'un enseignant-chercheur

Emmanuel Davidenkoff Publié le
Valérie Pécresse annoncera dans l’Express de mercredi 30 mars 2011 la création d’une "mission sur l’éthique et la déontologie universitaires", confiée à la philosophe Claudine Tiercelin. Cette mission devra formuler d’ici à l’été 2011 "des propositions visant à garantir éthique et transparence à toutes les étapes de la carrière des enseignants-chercheurs, qu’il s’agisse de leur recrutement et de leurs promotions, du fonctionnement des équipes dirigeantes, du problème du plagiat accru par l’usage d’Internet ou encore des risques de conflit d’intérêts".La création de cette mission est une des conséquences de l’enquête administrative, consécutive au suicide de la philosophe Marie-Claude Lorne en 2008. Nous avons pu consulter le rapport de l'enquête administrative, réalisé par l’IGAENR (Inspection générale de l’administration de l’Éducation nationale et de la recherche), et reçu il y a seulement quelques jours par la ministre. En voici de larges extraits.

Rappel des faits

Recrutée en 2007 comme maître de conférences stagiaire par l’université de Bretagne-Occidentale (UBO) , Marie-Claude Lorne soumet son dossier de titularisation en mai 2008. Ce dossier fait l’objet d’un avis favorable de la directrice de l’UFR de sciences humaines et sociales. Une commission de spécialistes est convoquée pour le 6 juin 2008. En l’absence de quorum, une seconde réunion est convoquée pour le 13 juin. Lors de cette dernière réunion, deux membres sont présents. Aucune exigence de quorum n’étant nécessaire à la seconde session, la commission se prononce. La titularisation de Marie-Claude Lorne est refusée à l’unanimité.

Cette dernière n’en est informée que le 13 septembre 2008, date à laquelle Marie-Claude Lorne reçoit le courrier de l’université , qui "ne comporte pas de motivation de la délibération de la commission de spécialistes, celle-ci n’étant pas obligatoire", indique le rapport. La surprise de Marie-Claude Lorne est d’autant plus vive qu’aucune prolongation de stage – décision en outre rarissime – n’a été requise par la commission de spécialistes de l’UBO depuis 2005, et que Marie-Claude Lorne "avait bien eu connaissance [des trois] avis" accompagnant sa demande de titularisation (ceux de la directrice d’UFR, du directeur du département et de Pascal David, président de la commission). Trois avis favorables.

Le 18 septembre 2008, Marie-Claude Lorne demande par courrier une justification de la décision de la commission. Ce courrier arrive à Brest le 22. Le même jour, Marie-Claude Lorne rédige sa lettre d’adieu. Son corps sera trouvé le 3 octobre suivant.

Les conclusions de l’Inspection générale

Le rapport de l'Inspection générale de l'administration de l'education nationale et de la recherche estime dans un premier temps que "les délibérations de la commission de spécialistes font apparaître plusieurs insuffisances, voire irrégularités".

S’il souligne que la commission pouvait légalement se tenir avec deux membres, il relève que "le caractère exceptionnel des propositions de non-titularisation pose des questions réelles de déontologie et de respect des principes de collégialité s’appliquant à la gestion des enseignants-chercheurs". Il considère que "les conditions de convocation des membres [de la commission] n’ont pas été satisfaisantes".

Les auteurs regrettent notamment que les membres internes de la commission aient reçu les convocations dans leurs casiers, "ce qui, en cette période de fin d’année universitaire [juin 2008] où la présence est moindre, […] peut retarder la réception réelle de ces convocations et donc majorer le risque de non-présence des membres et rendre difficiles les preuves de réception des convocations".

Les enquêteurs insistent : "Compte tenu de l’absentéisme fort constaté dans cette commission, réitéré le 6 juin 2008, toutes les précautions n’ont pas été prises pour que la seconde réunion puisse comporter une présence plus importante." Et reprochent à Pascal David de n’avoir pas contacté personnellement les membres de la commission : "Le président de la commission aurait dû compenser par des contacts directs, auprès des intéressés."

Le rapport met ensuite en évidence des négligences formelles, telles que "l’absence de liste d’émargement lors de la première réunion de la commission, [qui] rend plus difficile la preuve de l’absence de quorum".

Mais c’est sur la décision elle-même que l’IGAENR est le plus sévère. Elle souligne d’abord que "la prolongation de stage est très ambiguë" (en clair : on ne sait pas très bien si la commission a décidé un refus de titularisation ou une prolongation de stage, décisions qui, aux termes de la loi, "auraient dû faire l’objet de deux votes distincts").

Surtout : "Les motifs invoqués à l’appui de la décision de non-titularisation sont mal fondés en fait et en droit." Les voici, tels que mentionnés dans le PV de la commission : "Si le sérieux de Mme Lorne n’est pas en cause, dans ses activités d’enseignement et de recherche, il a néanmoins paru souhaitable aux membres présents de la commission de surseoir à cette titularisation, quitte à la différer d’un an, dans l’attente d’une véritable installation brestoise, à laquelle la candidate à la titularisation s’était d’ailleurs engagée lors de son recrutement. Le Département de Philosophie a déjà été échaudé et fragilisé, depuis une dizaine d’années, par la non-résidence de trois de ses cinq enseignants titulaires."

Non seulement l’Inspection estime que ces considérations "ne peuvent valablement justifier une non-titularisation", mais ils font observer que "rien n’indiquait [que Marie-Claude Lorne] ne remplissait pas les obligations de résidence sur l’appréciation desquelles, au demeurant, insiste le rapport, la commission de spécialistes n’était pas compétente".

L’IGAENR enfonce le clou, affirmant que non seulement l’argumentation est erronée, mais qu'elle "fait peser sur Mme Lorne des faits imputés à d’autres membres du département de philosophie, ce qui est également irrégulier, voire contraire aux principes généraux de droit". Et de conclure : "Il est clair que la procédure entière devant la commission de spécialistes est mal fondée en droit et en fait."

Le deuxième temps du rapport revient sur les "manquements aux règles de déontologie de la part du président de la commission de spécialistes", rappelant que "c’est à lui qu’il incombe de s’assurer de la présence effective des membres de la commission, surtout lorsque la commission a coutume de souffrir d’absentéisme". Il précise que, "dans la mesure où M. David considérait que la titularisation de Mme Lorne devait faire l’objet d’un débat, l’obligation de s’assurer de la présence des membres était renforcée".

Le rapport cite d’autres "principes élémentaires de collégialité et de déontologie" qui n’ont pas été respectés par le président de la commission, par exemple ne prévenir personne de la position qu’il comptait prendre, ne pas avoir prévenu Marie-Claude Lorne des risques qui pesaient sur sa titularisation et ne pas l’avoir informée une fois la décision prise.

La dernière partie du rapport met en cause l’administration de l’UBO, qui n’aurait pas "opéré le contrôle de régularité de la procédure", n’aurait pas informé Marie-Claude Lorne de manière "humainement satisfaisante", aurait ignoré certaines « règles de bonne administration » et se serait « convaincue que toute la procédure avait été régulière ».

En conclusion, les inspecteurs généraux pensent que "la responsabilité première revient au président de la commission de spécialistes [dont] le comportement heurte le principe de collégialité dans la décision et la déontologie des enseignants-chercheurs", et que "l’administration de l’université ne s’est pas mise en mesure de rattraper les errements des commissions de spécialistes".

La mission formule trois recommandations

• "la mise en jeu de la responsabilité du président de la commission de spécialistes", dont le président de l’UBO est invité à évaluer la nécessité et l’opportunité ;
• "le retrait de la proposition de non-titularisation [de Marie-Claude Lorne] […], susceptible de permettre une réhabilitation symbolique" ;
• "mener une réflexion plus générale sur la déontologie des procédures de gestion des enseignants-chercheurs, et notamment la procédure de titularisation".

Réponses du président de l'UBO et du président de la commission de spécialistes

Dans sa réponse au rapport, Pascal Olivard , président de l’UBO, constate "n’avoir pas relevé d’erreurs factuelles manifestes dans le rapport". Il insiste sur l’émotion "palpable" qui, aujourd’hui encore, règne à l’UBO autour du décès de Marie-Claude Lorne.

Pascal David, président de la commission de spécialistes, est beaucoup plus critique. Il "récuse fermement" plusieurs points du rapport et commente : "Tout ce que j’ai pu dire ou écrire est systématiquement interprété dans le rapport dans le sens le plus défavorable possible pour moi, avec une constante présomption, non d’innocence, mais de culpabilité, ce qui est contraire aux principes généraux du droit." Il dénonce "ce qu’il est convenu d’appeler un “procès stalinien”".

En savoir plus
L'enchaînement dramatique de cette non-titularisation est retracé dans un article à lire sur lexpress.fr et dans L'Express daté du 30 mars 2011. On y retrouve les réactions du président de l'UBO, du président de la commission de spécialistes et des universitaires proches de Marie-Claude Lorne.

Emmanuel Davidenkoff | Publié le