Harcèlement sexuel : l'université de Strasbourg débat pour sortir du déni

Isabelle Maradan Publié le
Harcèlement sexuel : l'université de Strasbourg débat pour sortir du déni
Université de Strasbourg © Bernard Braesch // ©  Bernard Braesch
L'université de Strasbourg a organisé, le 21 octobre 2015, un débat autour de la question du harcèlement sexuel. Un sujet particulièrement tabou, dans un milieu où l'excellence scientifique protège encore souvent les enseignants-chercheurs.

Tout est parti d'une proposition de Canal+ de diffuser en avant-première un film documentaire. "The hunting ground" donne la parole à des victimes de viols au sein d'universités américaines. Le président de l'université de Strasbourg, Alain Beretz, y a vu l'opportunité d’ouvrir le débat au sein de son établissement. Organisé par Isabelle Kraus, chargée de la mission Égalités-Diversité, le 21 octobre 2015, l'événement a réuni plus de 260 personnes, dont 90% de femmes, en majorité des étudiantes.

Omerta et déni

"L'Unistra (université de Strasbourg) n'a pas organisé cet événement dans un contexte de crise, précise-t-elle d’emblée, mais pour affirmer que nous prenons ce sujet en compte." Il faut dire qu'en matière de harcèlement sexuel, le silence est souvent pesant. Isabelle Kraus n'hésite pas à parler d'"omerta" et de "déni".

"On se dit que cette situation ne peut pas avoir lieu chez nous, dans notre famille, et encore moins à l'université, milieu intellectuel et éduqué", rapporte-t-elle, avant de préciser qu'une femme sur cinq, âgée de 18 à 63 ans, en est victime et que "l'université, un cadre de vie comme un autre, n'échappe pas à la règle".

Encore faut-il savoir de quoi on parle. Après la projection, les premières questions ont porté sur ce qui relève ou non du harcèlement. "Des enseignants-chercheurs s'autorisent encore des paroles ou des actes inacceptables à l'égard des femmes en plaidant l'humour", témoigne une thésarde.

"Tout le monde minimise. Pour la victime c’est une violence supplémentaire qui s'ajoute à son sentiment de malaise", renchérit Nathalie Coulon, maître de conférences en psychologie, invitée à échanger avec la salle. Depuis 2012, elle coordonne le travail des douze personnes composant la cellule de veille et d’information sur le harcèlement sexuel de l’université Lille 3, première fac à s'être dotée d'un tel outil.

La crainte des conséquences sur les études

La plupart du temps, les victimes ou leurs proches s'adressent à la cellule "pour que cela cesse", témoigne Nathalie Coulon. "Certains ne veulent pas causer de tort à leur harceleur ou plus rarement harceleuse, notamment par peur du scandale et des conséquences."

La crainte des effets de la dénonciation sur la poursuite des études a été exprimée par une thésarde lors du débat. L'occasion pour la vice-présidente de la recherche de l'Unistra, Catherine Florentz, de rappeler les procédures mises en place par le passé pour faire cesser le harcèlement sans nuire à la poursuite du travail de recherche. La thèse est une situation particulière. "Le rapport de dépendance est fort entre la personne qui fait la thèse et celle qui la dirige", commente Isabelle Kraus.

Un sentiment d'impunité

Lorsque la victime ose témoigner pour qu’une sanction soit appliquée contre un enseignant, la procédure disciplinaire laisse souvent un sentiment d’impunité. Témoin dans une affaire de ce type, Nathalie Coulon rapporte avoir été questionnée en ces termes au moment de la procédure : "Vous vous rendez compte des conséquences pour votre collègue ?" "Sous couvert d’excellence, nous, enseignants-chercheurs, pouvons nous permettre certaines choses, comme le harcèlement moral ou sexuel", condamne la coordinatrice de la cellule lilloise.

Elle cite le cas d'un enseignant-chercheur écopant d’un simple blâme – la plus faible sanction disciplinaire – pour avoir harcelé sexuellement une étudiante, quand, pour les mêmes faits, un étudiant a été exclu récemment d'une université pour cinq ans, le temps que sa victime y termine ses études. "Cela se passe mieux pour vous si vous êtes assez haut placé dans le monde académique et scientifique et que vos états de service sont bons", résume l'universitaire, qui a suivi un nombre conséquent d'affaires. 

La coordinatrice de la cellule déplore l’absence de bilan des procédures, de chiffres et de statistiques sur le nombre de plaintes et de cas qui aboutissent, comme sur les sanctions appliquées. "Un impensé qui peut évoluer", juge-t-elle, avec la mobilisation des universités. "Une dizaine d'établissements déclare avoir déjà organisé un débat sur le harcèlement sexuel", souligne Isabelle Kraus, qui préside la Conférence des chargées de missions Égalités-Diversité. Un premier pas pour briser le tabou.

Un documentaire qui interpelle les universités

Outre Strasbourg, les universités lilloises, bordelaises ou encore Paris-Diderot ont, elles aussi, programmé une projection de "The hunting ground".
Prévenir le harcèlement sexuel passe par l'éducation à l'égalité
Isabelle Kraus, responsable de la mission Égalités-Diversité, a vu d’un très bon œil la présence de plus de 10% d’hommes dans la salle lors de la projection-débat à l’université de Strasbourg. Un chiffre élevé pour ce type ce sujet. La prise de conscience est un élément nécessaire pour endiguer le harcèlement sexuel. Et si les hommes comptent aussi parmi les victimes et qu’il existe des cas de harcèlement de femmes sur d’autres femmes, la quasi-totalité des cas de harcèlement sexuel et de viols restent commis par des hommes sur des femmes.

"Le viol est un instrument de contrôle des femmes, souligne Nathalie Coulon, maîtresse de conférences en psychologie. Elle rappelle que la prévention passera avant tout par l'éducation. "Cela commence dès la crèche, par la lutte contre la violence et la promotion de l’égalité. On ne peut pas apprendre l’égalité aux garçons quand la socialisation informelle leur dit qu’ils doivent être puissants", conclut-elle.

Isabelle Maradan | Publié le