L'enseignement supérieur face à la révolution numérique

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"Le tsunami numérique" : c'est le terme qu'a choisi Emmanuel Davidenkoff, directeur de la rédaction de l'Etudiant-EducPros, pour qualifier les bouleversements à l'œuvre au sein de notre système scolaire et d'enseignement supérieur. Des fablabs au design thinking en passant par les MOOC, ou encore la création d'écoles différentes comme 42 lancée par Xavier Niel, il interroge ces nouvelles pratiques. Extraits.

Couverture Un tsunami s’apprête à déferler sur nos écoles, nos universités, nos grandes écoles. Du nord au sud de la Silicon Valley californienne, établissements d’enseignement supérieur, entreprises, centres de recherche publics ou privés ont inscrit l’éducation sur leurs agendas de travail, à égalité avec les autres priorités du moment – nanotechnologies, génomes à trois cents dollars, biotechnologies, énergies vertes… L’écosystème qui a converti en quelques décennies des milliards d’êtres humains au smartphone et à Internet a mis toute sa puissance de travail et d’innovation au service d’un objectif : réinventer l’éducation.

Si ce tsunami produit sur l’éducation les mêmes effets que sur les industries de la presse, du disque ou de la distribution – précédentes cibles, qui restèrent trop longtemps confites dans leur modèle économique et leurs tranquilles certitudes –, trois conséquences affecteront demain les enseignements primaire et supérieur, après-demain l’enseignement secondaire : un changement de modèle économique conduisant à une baisse des tarifs du privé, donc à un changement radical des termes du marché scolaire et universitaire ; une prise de pouvoir définitive du consommateur d’école sur le citoyen usager du service public ; la montée en puissance des organisations collaboratives au détriment des structures pyramidales, qui dominent l’organisation scolaire et universitaire partout dans le monde, notamment en France. (…)

Les signes annonciateurs de la révolution sont déjà perceptibles et ne concernent pas  seulement l’engouement pour les MOOC (Massive Open Online Courses), qui méritent attention et encouragements, mais dont la conception actuelle est probablement à l’innovation pédagogique ce que Pong est à World of Warcraft en matière de jeu vidéo (le MOOC se contente pour l’heure d’actualiser la forme la plus traditionnelle, la plus conservatrice, de pédagogie : celle du cours magistral).

Écoles de commerce, d’ingénieurs, de design sont en train de diversifier leurs modes de recrutement et leurs organisations pédagogiques pour y intégrer les fondamentaux de la révolution numérique et de l’innovation ; on commence à enseigner le design thinking. Des formations mariant commerce, technologie et conception voient le jour (Web School Factory, master Idea à Lyon…). Le potentiel pédagogique des "jeux sérieux" (serious games) commence à être reconnu. (…)

La conception actuelle des MOOC est probablement à l’innovation pédagogique ce que Pong est à World of Warcraft en matière de jeu vidéo

Les fab lab se multiplient grâce aux progrès formidables des imprimantes 3D et des outils de découpe laser ; des campus numériques émergent, comme à l’université européenne de  Bretagne, qui fédère toutes les universités de la région. Des écosystèmes dynamiques se structurent af in qu’enseignement, recherche et entrepreneuriat se fertilisent, de Troyes à Saclay en passant par Grenoble. Des missions obligatoires à caractère humanitaire entrent dans les cursus afin d’épanouir l’empathie et l’intelligence émotionnelle des étudiants…

Le supérieur est donc prêt à aborder la révolution qui vient. Reste à en dessiner les contours économiques. À quelle vitesse les systèmes de correction automatisés qui permettent de traiter des milliers de copies (et plus seulement de simples QCM) s’imposeront-ils ? Quand écoles et universités renonceront-elles à leurs cours magistraux pour se convertir à l’utilisation de MOOC réellement intégrés aux cursus ? Quel impact sur l’image de la technologie aura le développement des imprimantes 3D ? Les établissements scolaires et d’enseignement supérieur sauront-ils, mieux que la presse par exemple, convertir rapidement leurs troupes aux formidables potentialités qu’offre le numérique – à commencer par le temps susceptible d’être libéré au profit d’activités de tutorat individualisé et d’expériences in vivo (stages, voyages, travaux en labo, projets académiques, professionnels ou associatifs, etc.) ?

Certaines de ces innovations prendront d’autant plus vite qu’elles ne font qu’actualiser et réinterpréter des modalités d’enseignement ou d’apprentissage parfois millénaires (…)

Les établissements scolaires et d’enseignement supérieur sauront-ils convertir rapidement leurs troupes aux formidables potentialités qu’offre le numérique ?

Si ces innovations tardent dans les établissements classiques, de nouveaux acteurs 100 % numériques (ceux qu’on appelle les pure players) s’imposeront dans le secteur de l’enseignement supérieur et le numérique leur permettra de proposer des formations de qualité à des tarifs aujourd’hui impensables. Ils commencent à émerger. S’ils font la preuve de leur capacité à insérer leurs étudiants dans la vie active, ils se passeront de toute autre forme de reconnaissance et d’accréditation, au moins au début – c’est exactement de cette façon que s’est développé l’enseignement supérieur privé dans les années 1970, époque où la question de l’emploi était le cadet des soucis des universités et où les écoles de commerce et d’ingénieurs étaient loin d’avoir tissé les liens qui les relient aujourd’hui au monde économique. (…)

Partout dans le monde, l’école "à la papa", celle de l’enseignement frontal et du psittacisme, a vécu. Les enseignants, de plus en plus ouverts au numérique, le pressentent à défaut de le savoir. Collectivités et ici ou là autorités académiques aussi. Les géants mondiaux des technologies de l’information sont sur les rangs pour faire croître un marché de rêve : il est à la fois en expansion et, par nature, récurrent (une naissance = un futur client potentiel). Quant aux jeunes, principaux concernés par l’enjeu éducatif, ils sont les fers de lance de la révolution numérique et passent déjà plus de temps devant leurs écrans qu’à l’école (1.500 heures par an pour 900 à 1.200 heures de classe).

L’Éducation nationale et l’Université françaises le comprendront-elles à temps ? Si oui, nous n’aurons peut-être pas à aller chercher ailleurs le moteur de ce "redressement productif" auquel François Hollande a dédié un ministère. Si non, les conséquences ne se feront pas seulement sentir sur notre école. Elles affecteront gravement et durablement notre économie, notre avenir et celui de nos enfants.

 

En savoir plus
Emmanuel Davidenkoff : Le tsunami numérique, Stock, Paris, mars 2014, 200 p., 18 €.

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