La difficile évaluation de la recherche interdisciplinaire

Olivier Monod Publié le
La recherche interdisciplinaire avance. Les crédits dédiés à cette pratique commencent à affluer, mais les institutions ne savent pas encore vraiment évaluer cette nouvelle approche. Pour les chercheurs, l’interdisciplinarité peut être un frein à l’évolution de leur carrière. Etat des lieux.

"L’interdisciplinarité est difficile à évaluer", soupire Josette Garnier, directrice de recherche au CNRS et membre du bureau de la commission interdisciplinaire, CID 45 .

L'évaluation de la recherche interdisciplinaire est peut être un des sujets les plus complexes pour les institutions françaises à l'heure actuelle. "Lors de la vague C de nos évaluations, nous avons eu 20 à 25% des unités de recherche évaluées qui pouvaient être considérées comme pluri ou interdisciplinaires, témoigne Didier Houssin, président de l'AERES [Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur]. La méthode optimale d'évaluation de ces équipes est encore un sujet en chantier chez nous."

L’AERES s’adapte à l’interdisciplinarité

Élisabeth de Turckheim, directrice de recherche à l'INRA, a travaillé – avec Luc Dugard – sur le sujet pour l'agence. "Nous avons dû redéfinir les critères et les outils de l'AERES pour les adapter à l'interdisciplinarité", relate-t-elle. De fait, les six critères d'évaluation de l'AERES ont été adaptés dans le cas d'équipes interdisciplinaires (voir encadré et document ).

Le comportement des sections du CNU face à l’interdisciplinarité est très variable

Le CNRS a mis en place des commissions interdisciplinaires (CID) depuis près de dix ans. Au sein de celles-ci, la thématique traitée par un chercheur compte plus que sa discipline d’origine ; d’ailleurs, les membres du jury représentent des filières variées. En dehors de ces thèmes-là, les chercheurs interdisciplinaires souhaitant évoluer dans une autre section doivent se plier à des conditions d’éligibilité plus strictes, notamment sur le type de revues dans lesquelles il faut avoir publié.

Bien choisir sa section CNU

Le problème est sensiblement le même pour les chercheurs se destinant à une carrière universitaire. Le comportement des sections du CNU face à l’interdisciplinarité est très variable.

La section 24 – aménagement de l’espace, urbanisme – est, par nature, interdisciplinaire. Elle peut être abordée du point de vue du géographe, du sociologue, de l’écologue ou de l’économiste. "Quand on reçoit un dossier, indique Sabine Barles, membre du bureau, nous regardons l’excellence académique bien sûr, mais aussi la proximité du sujet traité avec le nôtre. Nous avons des critères de sélection souples car, en sciences dures, certains doctorants peuvent publier deux papiers, alors que leurs collègues de SHS vont,  dans le même temps, publier un livre."

Cet effort de dépassement des critères établis pour s’intéresser aux cas particuliers des candidats n’est pas fourni par toutes les sections du CNU.

À tel point que Sabine Barles hésite elle-même à l’heure actuelle à encadrer un jeune doctorant aux velléités interdisciplinaires. "J’essaie de les cadrer un peu dans une discipline, dit-elle. Sinon j’ai peur qu’ils aient des difficultés à faire carrière."

Un impact sur la carrière ?

L'évaluation est bien également un problème au niveau personnel. Dans l'élaboration de leur carrière, les chercheurs interdisciplinaires doivent savoir composer. "Le principal frein à l'interdisciplinarité est inhérent à cette pratique, évoque Jean-Paul Vanderlinden, professeur d'économie à l'UVSQ (université de Versailles-Saint-Quentin). Il est nécessaire d'investir du temps dans la relation sociale avec les autres chercheurs afin de construire des sujets réellement interdisciplinaires."

"Ce sont souvent des vieux chercheurs qui n’ont plus rien à perdre qui font de l’interdisciplinarité"

L'interdisciplinarité nécessite un travail de découverte de l'autre en amont qui est souvent méconnu par les instances. "Les appels d’offres de l’ANR, par exemple, courent sur trois, quatre ans maximum, regrette Josette Garnier. Le travail en amont est de fait ignoré. En trois ans, des partenaires qui ne se connaissent pas ont tout juste le temps de s'apprivoiser."

Et d'ajouter : "il n’est pas facile de trouver et surtout de réunir les compétences nécessaires à l’évaluation d’un sujet interdisciplinaire. De plus, il y a encore trop peu de revues interdisciplinaires, donc il est plus compliqué de satisfaire tous les coauteurs au moment de la publication."

Élisabeth de Turckheim l'a remarqué également lors de son travail sur le sujet pour l’AERES: "Ce sont souvent des vieux chercheurs qui n’ont plus rien à perdre qui font de l’interdisciplinarité", relève-t-elle.

Une récente étude span style="FONT-WEIGHT: bold">menée par l’université du Québec à Montréal et l'Institut de recherche (Pdf) pour l'ingénierie de l'agriculture et de l'environnement a d’ailleurs conclu : "De manière générale, ces résultats suggèrent qu’un adoucissement des exigences de publication à court terme créerait des conditions plus favorables à l’exploration interdisciplinaire."

L’essentiel de l’évaluation personnelle étant effectué par les pairs, si une fraction importante de chercheurs décide de valoriser l’interdisciplinarité, celle-ci devrait pouvoir assez rapidement se frayer une place au panthéon académique.

Les 6 critères d’évaluation de l’AERES

• Critère 1 : production et qualité scientifiques.
• Critère 2 : rayonnement et attractivité académiques.
• Critère 3 : interactions avec l'environnement social, économique et culturel.
• Critère 4 : organisation et vie de l’entité.
• Critère 5 : implication dans la formation par la recherche.
• Critère 6 : stratégie et projet à cinq ans.

Pluri, inter ou transdisciplinarité ?

Attention, ces termes ne sont pas synonymes. Ils désignent des niveaux d'interactions différents entre les disciplines impliquées sur un projet de recherche.

La pluridisciplinarité est une simple juxtaposition d'équipes de cultures différentes autour du même sujet. Les échanges s'effectuent essentiellement à la fin, lors du partage des résultats.

L’interdisciplinarité induit une plus grande collaboration en amont des personnes impliquées. Le projet de recherche est défini en commun. Les différentes approches sont associées, voire unifiées.

La transdisciplinarité dépasse les points de vue disciplinaires. L'intégration entre méthodes d'approche est totale. Les partenaires définissent une nouvelle méthodologie originale qui peut déboucher sur la naissance d'une nouvelle discipline à part entière.

Pourquoi faire de l'interdisciplinaire ?

La question ressurgit, encore, parfois, dans le débat. Qu'apporte réellement l'interdisciplinarité ? Le présupposé voulant que cette pratique soit positive ne se vérifie pas toujours. Le système académique français s'est construit autour de disciplines cohérentes réunissant des personnes utilisant les mêmes méthodes et parlant le même langage.

Élisabeth de Turckheim considère qu'une "discipline seule ne peut pas répondre aux problèmes complexes posés par la société". En effet, l'adaptation au changement climatique, le vieillissement de la population et les pertes cognitives qui l'accompagnent ou encore l'utilisation ou non d'OGM sont autant de sujets très pointus mais complètement interdisciplinaires. Ils nécessitent la mobilisation de savoirs pointus dans des secteurs très différents comme la sociologie, l'écologie, la physique du globe, les sciences politiques ou encore l'économie !

L'interdisciplinarité ne doit pas être pour autant limitée à la recherche finalisée et appliquée. "C'est aussi à la croisée des disciplines que se situent les avancées", soutient Didier Houssin. Ces zones de rencontres entre les disciplines restent encore mystérieuses et attisent la curiosité des chercheurs.

"Je me suis lancée dans ma première aventure interdisciplinaire par intérêt et curiosité, témoigne Josette Garnier. Avec des historiens des universités de Paris 1 et de Bruxelles [ULB], nous avons quantifié la pollution à l'époque du Moyen Âge. Il y a eu une contribution réciproque et cette collaboration dure depuis quinze ans !"

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Olivier Monod | Publié le