Le chercheur au cinéma, héros malgré lui ?

Olivier Monod Publié le
Le chercheur au cinéma, héros malgré lui ?
L'acteur Benedict Cumberbatch a interpreté le chercheur Alan Turing dans le film Imitation Game sorti début 2015. // ©  CHRIS BUCK/The New York Times-REDUX-REA
Le Festival de Cannes met un documentaire scientifique à l'honneur de la soirée de clôture, dimanche 24 mai 2015, mais comment le cinéma a-t-il l'habitude de traiter les chercheurs?

Le documentaire La glace et le ciel, sur la vie du glaciologue Claude Lorius, sera diffusé en clôture du Festival de Cannes dimanche 24 mai. Comment les scientifiques sont-ils perçus par le cinéma ? Imitation game et Une merveilleuse histoire du temps, sortis en début d’année 2015, ont montré un Alan Turing et un Stephen Hawking comme des génies asociaux. Un cliché que l’on retrouve dès le dialogue de Platon, le Théétète : "Thalès observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, il tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds." Depuis Platon, l’image des chercheurs a-t-elle donc si peu évolué ?

Le chercheur, être exceptionnel

En tant que sociologue du cinéma et président de l'université d'Avignon, Emmanuel Ethis s’intéresse notamment à la représentation des chercheurs dans les films. "Ce sont en général des personnalités d’exception dont on veut comprendre ce qui fait d’eux des personnalités d’exception. Les films montrent la recherche comme une obsession permanente qui dépasse le chercheur. Dès lors, ils vont essayer de creuser dans la vie du personnage pour comprendre d’où vient cette obsession et comment germent ses idées. Cela dit, on a des différences. Imitation Game rend bien mieux hommage à Turing dans son entièreté que Un homme d’exception [sorti en 2002 avec Russel Crowe] ne rend hommage à John Forbes Nash Jr. Il s’agit d’un bon film qui s’attache à montrer des faits et peu d’interprétations."

Les films montrent la recherche comme une obsession permanente qui dépasse le chercheur.
(E. Ethis)

Les six stéréotypes du chercheur

Hugues Chabot, maître de conférences en histoire des sciences, a fait de la représentation culturelle de la science sa spécialité. Il en retire six traits principaux que les chercheurs dans la fiction vont plus ou moins combiner.

-          Le génie. "Il est vraiment plus intelligent que les autres."

-          Le bienfaiteur de l’humanité. "À l’image de Pasteur, il offre au monde une nouvelle voie thérapeutique. Il incarne l’espoir d’un monde meilleur grâce au progrès scientifique."

-          Le distrait. "C’est le professeur Tournesol, complètement hermétique à ce qui se passe autour de lui. Il est presque inadapté socialement."

-          Le mage : "Comme Merlin, il comprend des choses que les autres en comprennent pas. Il est capable d’accomplir ce qui passe aux yeux de tous pour des miracles."

-          Le savant maudit. "Il n’est pas forcément méchant mais il est perdu, égaré, aveuglé par sa passion scientifique et bien souvent dépassé par sa découverte, c’est le docteur Frankenstein."

-          Le savant fou. "Il n’est pas forcément méchant mais il a perdu la notion du bien et du mal, c’est le Dr Moreau sur son Île."

Le campus comme seul décor

Le film va en général représenter le scientifique dans un environnement bien particulier. "Le chercheur est souvent sous contraintes dans un environnement type 'campus', ajoute le président de l'université d'Avignon. Même le biopic sur Alan Turing reprend les codes du film de campus quand bien même il se passe dans un contexte militaire." La science ne s’envisage donc que dans un seul lieu, le campus anglo-saxon. Un lieu d'apprentissage – de la vie et du savoir – où tout est possible. Un lieu qui confronte des univers très différents avec les stéréotypes du sportif, du premier de la classe ou de la pom-pom girl.

Dans Un homme d’exception aussi, John Forbes Nash Jr. est représenté dans son environnement de campus. Le scientifique est intimement lié à l’image du geek-intello-mal-dans-sa-peau dans les couloirs de l’université.

Les chercheurs eux-mêmes ne savent pas se représenter. Cela les arrange bien d’être mythifiés.
(H. Chabot)

La recherche, une activité solitaire ?

Au-delà du chercheur, l’acte de la recherche est aussi malmené par la fiction. Le chercheur est seul et a fréquemment des illuminations. "Dans Imitation Game, Turing est montré construisant seul sa machine, regrette Hugues Chabot. Il a aussi son 'Eurêka' en buvant un café… Pourtant quand on lit le livre de Cédric Villani [médaille Fields de mathématiques, ndlr], Théorème vivant, chez Grasset, on se rend bien compte que tout se passe dans l’échange !"

Pourquoi la recherche n’est jamais montrée comme un processus collectif d’essais et d’erreurs ? "C’est le procédé littéraire qui veut ça, explique Emmanul Ethis, il est plus compliqué de montrer une histoire collective." Mais cette difficulté de narration ne touche pas que les scénaristes d’Hollywood. "Les chercheurs eux-mêmes ne savent pas se représenter, regrette Hugues Chabot. Cela les arrange bien d’être mythifiés."

Emmanuel Ethis renchérit. "Combien de prix Nobel ont insisté dans leurs discours sur le processus collectif qui les a portés jusque-là ? Regardez les leçons inaugurales au Collège de France. On porte aux nues une personne supposée dominer son secteur. Les chercheurs eux-mêmes font de la recherche une quête individuelle."

Olivier Monod | Publié le