Souffrance au travail : après France Télécom, la récente prise de conscience des grandes écoles

Publié le
Souffrance au travail : après France Télécom, la récente prise de conscience des grandes écoles
25048-souffrance-travail-ecoles-ingenieurs-original.jpg // © 
Les jeunes managers sont–ils bien formés pour faire face aux situations de souffrance et pression au travail ? Alors qu’un nouveau suicide a été annoncé lundi 28 septembre chez France Télécom, la CTI (Commission des titres d'ingénieur) s’apprête à diffuser à ses écoles d'ingénieurs un référentiel de compétences dans le domaine de la santé au travail.

La « mode du suicide » – pour reprendre l’expression malencontreuse de Didier Lombard, P-DG de France Télécom - a fait une dernière victime dans le grand groupe de télécommunications. Lundi 28 septembre, un homme de 51 ans s’est jeté d’un pont autoroutier en laissant une lettre incriminant son employeur. Depuis février 2008, c’est le vingt-quatrième suicide chez France Télécom. Un drame qui touche également d’autres entreprises. Entre la fin 2006 et début 2007, trois salariés du Technocentre de Renault à Guyancourt mettent fin à leurs jours sur leur lieu de travail. Le secteur bancaire a aussi eu ses victimes.

Il y a quelques semaines, Didier Lombard est convoqué chez le ministre du Travail Xavier Darcos. Dans la foulée, ce dernier annonce le lancement d’un Réseau francophone de formation en santé au travail (RFFST) destiné à offrir une formation minimale à tous les managers et ingénieurs dans le domaine de la santé au travail.

Une nouvelle définition du rôle du manager

Comment en est-on arrivé là ? Selon Sébastien Crozier, délégué CFE-CGC-UNSA chez France Télécom, les cadres sont les premières victimes de la politique de « financiarisation hystérique qui a entraîné une suppression d’un poste sur quatre en cinq ans, soit 30 000 emplois. Ils sont pris en tenaille par la direction : d’un côté, on leur demande toujours plus de performances et de profit et, de l’autre, ils ont aussi pour consigne de se préoccuper de leurs collaborateurs. »

Restructurations à répétition, délocalisation, changements de postes, réduction d’effectifs… Face à une stratégie qu’ils ont eux-mêmes du mal à suivre, les managers ne sont pas forcément bien armés pour relayer les décisions à leurs collaborateurs (cf. le témoignage d’un cadre supérieur de France Télécom ). Au Technocentre de Renault, Pierre Nicolas, secrétaire CGT, dénonce une « culture d‘entreprise basée sur le résultat qui exploite le surengagement des salariés ».

L’enquête du cabinet d’expertise Technologia – mandaté par le CHSCT de Renault – souligne par exemple que 31 % des salariés du Techocentre sont en situation de « job strain » (sous pression), contre 10 % en moyenne dans la population française des cadres et ingénieurs. Une « mécanique infernale » qui, dans ces deux grands exemples, semble ne pas rencontrer de véritable contre-pouvoir ou mécanismes de régulation (selon la formule du cabinet Technologia), que ce soit du côté des syndicats, des ressources humaines ou des managers intermédiaires.

Des insuffisances de la formation initiale

« Notre formation d’ingénieur comporte d’énormes manques », estime Pierre Nicolas, secrétaire de la CGT du Technocentre et ancien diplômé de Supélec. « Il y a d’abord une vraie méconnaissance des règles du droit du travail et, par ailleurs, la formation est trop désincarnée », poursuit le syndicaliste. Selon lui, « la tendance est à traiter toute question humaine comme un problème technique, mais il y a quand même une différence entre un composant électrique et une personne ! ». En matière de Code du travail notamment, la plupart des managers apprennent sur le tas, « en faisant des erreurs ». Et de prendre l’exemple d’un directeur des achats qui souhaitait faire travailler ses collaborateurs à domicile, « alors que le Code du travail l’interdit ».

« Personnellement, je n’ai jamais entendu parler des sciences sociales durant ma formation en école d’ingénieurs, continue Pierre Nicolas. Pourtant, la personnalité d’un individu et ce que cela induit dans son travail est essentielle à prendre en compte. Le fait qu’il soit inquiet ou qu’il pense ne pas pouvoir arriver à faire telle tâche, en bref la façon dont se perçoivent les salariés, est une donnée objective, indispensable à prendre en compte dans une organisation du travail. » Parlant de son expérience personnelle de manager, le salarié de Renault considère « avoir trop lu de manuels scientifiques et techniques pendant ses études et pas assez de littérature. Pour comprendre la mécanique humaine, la lecture de Shakespeare m’aurait été plus utile ! »

Shakespeare plus utile que la technique

Plusieurs études récentes corroborent ce diagnostic. Selon un rapport (1) de l’INRS (Institut national de recherche et sécurité), 36 % des jeunes ingénieurs sondés déclarent ne pas connaître le domaine de la santé et sécurité au travail. De même, une enquête (2) de la CTI (Commission des titres d'ingénieur) de 2008 auprès de 50 000 anciens diplômés révèle la faible importance accordée aux valeurs sociétales (développement durable, relations sociales). Non seulement cette compétence arrive bonne dernière en termes d’importance (citée par 40 % des moins de 30 ans), mais seuls 24 % d’entre eux jugent que l’école les a bien préparés.

Selon une enquête de l’INRS, les écoles consacrent en moyenne seize heures de cours obligatoires en santé et sécurité au travail, réparties sur les trois années d’études. Des chiffres qui font malgré tout dire aux auteurs du rapport « qu’il y a plus d’écoles qui font un enseignement en santé-sécurité, même au niveau de la sensibilisation, que d’écoles ne “faisant rien” ».

Un tiers de cours en sciences humaines dans la formation d'ingénieur

« La CTI préconise que, sur les trois ans de formation d’ingénieur, 30 % des cours soient consacrés aux sciences humaines et sociales ; c’est même un des critères de notre habilitation », indique Bernard Remaud, président de la CTI. Mais, derrière ce vocable un peu fourre-tout, les sciences humaines et sociales recouvrent un champ très vaste de compétences : du droit du travail au management des équipes en passant par la psychologie sociale ou les instances de représentation dans l’entreprise…

Sur la question de la santé au travail, la mission confiée en 2007 par les ministères du Travail et de l’Enseignement supérieur au Pr William Dab a constitué un élément déclencheur dans la prise de conscience des écoles d’ingénieurs. « Jusqu’à ces dernières années, la CTI n’émettait pas de recommandations particulières en matière de sécurité et de santé au travail, mais ces drames nous ont fait réagir », confie Alain Jeneveau, responsable du groupe Formation à la CTI. Quelques-uns de ses membres ont participé à cette mission et un groupe de travail spécifique a été lancé. Un document reprenant notamment le référentiel de compétences (1) défini dans le cadre de la mission Dab devrait être prochainement adressé aux écoles.

« On ne peut pas consacrer 150 heures à ce sujet, mais plutôt sensibiliser les étudiants par exemple aux risques, à l’éthique ou encore apprendre à ne pas céder à la pression… » détaille Alain Jeneveau. Chaque école est libre ensuite de mettre en place sa pédagogie en fonction de sa spécialité, la sensibilisation pouvant passer par le biais des stages en entreprise ou des projets de fin d’études. Si l’enseignement des connaissances est nécessaire, « la véritable prise de conscience ne peut venir que d’une mise en pratique sur le terrain », pense de son côté Pierre Aliphat, délégué général de la CGE (Conférence des grandes écoles).

Une compétence peu valorisable sur un CV

Car la difficulté est de ne pas trop alourdir un programme d’études, déjà bien fourni. Les écoles signalent qu’elles sont de plus en plus sollicitées pour enrichir leur cursus, en informatique, langues, expérience internationale… Autre difficulté soulevée par le rapport de l’INRS (1), le manque de motivation des étudiants. « Les jeunes privilégient les matières qui leur donneront une forte valeur sur le marché du travail, écrivent les auteurs de l’étude. Ce ne sont pas leurs compétences en santé du travail qui feront la différence. »

« Il n’est pas possible de former à 23 ans des jeunes qui soient à la fois très bons ingénieurs et de bons managers », tranche le président de la Commission. Selon Bernard Remaud, la compétence de management doit s’acquérir sur la durée et avec l’expérience, par exemple sous la forme d’un MBA suivi après quelques années en entreprise. « On veut tout faire porter à la formation initiale, mais, à 23 ou 25 ans, un jeune n’a pas forcément le goût ni la maturité pour faire du management d’équipes », conclut-il.

(1) « Les enseignements en prévention des risques pour la santé et la sécurité au travail dans les écoles d’ingénieurs », Essor consultant/INRS, février 2009.
(2) « Compétence des ingénieurs diplômés », CTI Info, février 2008.


18 heures pour huit compétences
Le référentiel élaboré par le CNES&T (Conseil national pour l’enseignement en santé et sécurité au travail) et repris dans le rapport de William Dab consiste en un module de 18 heures de cours, et comporte l’acquisition de huit compétences, parmi lesquelles : appliquer le cadre réglementaire et normatif, identifier les dangers et les situations de travail dangereuses, mettre en pratique une démarche de prévention des risques ou participer à l’amélioration du management.

| Publié le