Campus à l’étranger : un passage obligé pour les écoles de commerce ?

Cécile Peltier Publié le
Campus à l’étranger : un passage obligé pour les écoles de commerce ?
Essec Asia Pacifique à Singapour. // ©  ESSEC
De plus en plus d'écoles de commerce ouvrent des campus hors de France. Une manière de renforcer leur position sur un marché devenu mondial... à condition d'en avoir les moyens.

Passer d'une école internationale à une école globale "multipolaire". C'est la nouvelle obsession des directeurs d'école de commerce. Après quinze années d'internationalisation marquées par le développement des accords d'échange et des doubles diplômes, de plus en plus de business schools françaises investissent désormais dans leur propre campus à l'étranger. "Avec la globalisation, les écoles cherchent toutes à recruter partout dans le monde et à favoriser la mobilité de leurs étudiants ; et pour pérenniser la marque, elles ont besoin d'un rayonnement mondial et plus seulement de simples accords d'échange", analyse Léon Laulusa, directeur des relations internationales à l'ESCP Europe qui, avec ses 5 campus européens intégrés, fait figure de pionnière.

Sur les 37 grandes écoles mastérisées interrogées par l'Etudiant dans le cadre de son palmarès 2015, 23 revendiquent au moins un campus à l'international... Si l'Europe et l'Asie continuent de concentrer l'essentiel des implantations, le Maroc – et plus largement l'Afrique – et l'Amérique latine sont perçus comme les nouveaux eldorados.

Campus or not campus

Omniprésent dans les outils de communication, le terme recouvre pourtant des réalités très différentes. En l'absence de définition officielle, il est parfois difficile de faire le tri entre ce qui relève du campus en propre avec des investissements dans des locaux et des personnels dédiés, et du partenariat renforcé ou du campus associé chez un partenaire.

Outre l'effet de mode, le poids de la concurrence, et la nécessité de répondre à la soif de mobilité des familles et des étudiants, pourquoi prendre le risque d'un campus à l'étranger quand on peut se contenter d'une formule plus légère ? "Parce qu'un campus est plus cher, mais qu'il permet d'avoir un impact supérieur sur le territoire", analyse Alice Guilhon, directrice générale de Skema, implantée en Chine, aux États-Unis et depuis quelques jours au Brésil.

Un campus permet d'avoir un impact supérieur sur le territoire.
(A. Guilhon)

Un investissement coûteux cependant. L'Inseec a déjà déboursé 5 millions d'euros pour son aménagement à San Francisco. Et entre le loyer, la rémunération du personnel, le développement des programmes et de partenariats et les voyages, elle va encore dépenser entre 4 et 5 millions d'euros par an pour son fonctionnement. "Avoir un campus à Londres, à Monaco, à Genève ou San Francisco, ouvrir un centre de formation à Shanghai, correspond évidemment à un budget important, mais notre conviction est qu'il faut le faire pour assurer, pas à pas, le rayonnement international de l'Inseec", affirme Catherine Lespine, le directrice générale du groupe, qui mène depuis 2009 une politique d'implantation mêlant créations ex nihilo, installations au sein d'institutions existantes et rachat d'écoles. Elle évalue entre 20 et 25 millions d'euros la somme à mobiliser chaque année si le groupe veut poursuivre sur sa lancée.

Engranger des frais de scolarité

Plus généralement, disposer d'un campus à l'étranger et non d'un simple espace permet d'offrir une expérience internationale à tous ses étudiants. Ils viennent effectuer sur place une partie de leur cursus sur des programmes délocalisés, adaptés au contexte géographique, le tout dans les mêmes conditions qu'en France. "Quand on envoie les étudiants chez un partenaire académique, les places sont limitées et on ne maîtrise ni les contenus ni l'évaluation, et même si l'expérience personnelle est riche, l'apport académique et de compétences est parfois très décevant. Ce n'est pas le cas lorsque l'on dispose de son propre campus", poursuit Catherine Lespine.

Les campus servent aussi de "vitrine" pour recruter des étudiants étrangers qui viendront étudier en France, et donc engranger des frais de scolarité, souvent légèrement supérieurs à ceux pratiqués en France. Un enjeu important dans un contexte de baisse des ressources traditionnelles des écoles.

L'EM Lyon vise ainsi 1.500 à 2.000 nouveaux recrutements d'ici à 2020. "75% de la croissance de l'école dans les dix prochaines années proviendra de nos activités à l'étranger avec ces campus comme têtes de pont", prédit son directeur, Bernard Belletante.

Le campus de l'ESCP Europe à Turin.

Former sur place

Pour Frank Vidal, directeur d'Audencia, l'intérêt principal du campus à l'étranger est justement d'être "opérateur de formation sur place". De plus en plus d'écoles se positionnent ainsi sur le marché asiatique ou nord-africain. L'atout des formations françaises face à une concurrence anglo-saxonne réputée et des acteurs locaux de haut niveau : "Leur maîtrise du français, une pédagogie par projet et une proximité avec l'entreprise", énumère Lucienne Mochel, vice-présidente jusqu'à juin 2015 du service accréditation et membre pour la région EMEA chez AACSB International. Mais aussi des tarifs souvent plus compétitifs et une connaissance de l'Afrique francophone qui intéresse les Chinois.

À Singapour, l'Essec, qui recevra autour de 1.500 étudiants par an dans son nouveau campus flambant neuf, offrira des programmes en formation initiale ou continue destinés à une clientèle locale ou régionale, à l'instar du nouveau MBA Asie Pacifique.

La formation continue, un autre gisement de revenus importants. "Il s'ouvre en Chine et en Asie un marché formidable, aussi bien du côté des entreprises chinoises basées localement qu'auprès de celles qui investissent en Europe et en Asie", assure Thomas Froehlicher, DG de Kedge. Surfant sur la vague, l'Inseec a ouvert fin 2014 à Shanghai un centre de formation continue pour les groupes de luxe basés en Chine.

De nouveaux terrains de recherche

Au-delà de ces revenus directs, le campus constitue à moyen terme un levier puissant d'internationalisation du corps professoral et une porte d'entrée vers de nouveaux terrains de recherche. À l'Essec Singapour, la présence de 15 professeurs permanents (Indiens, Taïwanais, Philippins, Chinois, etc.) permet, par exemple, de développer des travaux de recherche sur l'Asie à l'instar du centre d'excellence autour du développement durable et les smart cities.

"Demain, les gens feront leur carrière dans un contexte fortement mondialisé. Nos professeurs doivent être dans cette mouvance, et par exemple connaître la Chine", assure Frank Bostyn, directeur de Neoma, qui a créé un campus avec l'université de Nankai.

Toulouse business school est implantée depuis 20 ans à Barcelone.

Des écueils nombreux

Malgré ces atouts potentiels, tous ceux qui se sont lancés dans l'aventure – et même les autres – le disent : l'implantation à l'étranger n'est pas un long fleuve tranquille. Après avoir soigneusement étudié le marché et ciblé son produit en s'assurant que les revenus seront supérieurs aux charges, il s'agit d'obtenir les autorisations administratives, trouver des locaux, recruter des personnels, etc.

Même si les stratégies, les modèles économiques et le coût d'implantation varient beaucoup d'un campus à l'autre, ce type de projet nécessite d'avoir les reins solides financièrement et des collaborateurs capables de porter le projet. Ainsi qu'une certaine résistance psychologique.

"Tout prend du temps : l'élaboration du projet, la structuration du modèle, l'harmonisation des pratiques, mais aussi le processus d'accréditation des diplômes par les gouvernements locaux, et le temps, c'est de l'argent. D'autant qu'il existe très peu d'expériences transférables", souligne Sarah Vaughan, directrice déléguée à l'internationalisation du Groupe Sup de Co La Rochelle, qui a fait le choix de campus associés. Sans compter que "des tensions culturelles exacerbées constituent un risque d'échec très fort dans les premières années".

Des tensions culturelles exacerbées constituent un risque d'échec très fort dans les premières années.
(S. Vaughan)

La qualité en question

Mais une fois leurs valises posées, les écoles doivent encore se donner les moyens de garantir la qualité du recrutement et des formations proposées. Néoma a insisté auprès de l'université de Nankai, en Chine, pour conserver la gouvernance des programmes : "Des produits de qualité douteuse à l'étranger peuvent à terme entamer la réputation d'une école", précise Frank Bostyn. Les gardiens des labels français et les accréditeurs internationaux sont d'ailleurs attentifs aux conditions dans lesquelles sont dispensés ces programmes, et notamment au taux d'encadrement par des professeurs maison.

Au final, un campus "est un investissement à 3-4 ans minimum, car à court terme, ce n'est pas rentable en matière de résultat d'exploitation sauf si la marque est très forte", estime Léon Laulusa. Passé ce délai, le campus devra, comme n'importe quelle entreprise, être rentable, au risque de voir la marque se détériorer.

Ceux qui font le choix de ne pas investir dans un campus
En France, plusieurs grandes écoles de commerce ont jusqu'ici préféré les partenariats renforcés, ou les campus associés aux campus en propre. En cause : une question d'argent, mais aussi de flexibilité et de choix pédagogique. L'ESC Rennes dispense ainsi son Bachelor et son programme grande école dans le cadre d'un partenariat stratégique avec l'université internationale de Rabat. "Cette formule nous permet d'opérer à l'étranger, sans pour autant investir dans une structure en propre où on installerait une centaine d'étudiants français. Nous préférons les envoyer par petits groupes chez des partenaires", confie son directeur, Olivier Aptel.

Les nouvelles technologies et le développement du blended learning ouvrent aussi de nouvelles pistes de développement : "Aujourd'hui, avec les moyens numériques à disposition, on peut même se poser la question d'implanter un campus à l'étranger", estime Éloïc Peyrache, directeur délégué d'HEC.

Le champion français mène en matière d'internationalisation une politique presque à contre-courant : si elle déploie son offre de formation continue sur des campus à l'étranger, il a jusqu'ici fait le choix de se limiter en matière de formation initiale à des bureaux de représentation. "Je comprends que le campus soit un bon outil pour une école qui a des problèmes de sourcing à l'international ou des difficultés à signer des accords internationaux avec les meilleures universités locales. Mais en formation diplômante à temps plein, HEC a un tel niveau de sélectivité des étrangers, que je ne vois pas l'intérêt d'aller recruter sur place des étudiants qui risqueraient d'être moins bons."
Cécile Peltier | Publié le