Grandes écoles : la ruée vers l’Asie

Laure de Charette, à Singapour Publié le
Grandes écoles : la ruée vers l’Asie
Campus de Kedge à Suzhou // DR // © 
De plus en plus d’établissements d’enseignement supérieur français s’implantent en Asie, notamment des écoles de commerce et d’ingénieurs, mais aussi quelques (rares) universités. Parmi eux, certains – encore une minorité ! – adoptent une vraie stratégie durable et sérieuse. Pourquoi ce mouvement vers le Soleil levant ? Quels bénéfices en tirent-ils ? Et quelles sont les difficultés rencontrées ? Enquête.

C’est à croire que la plaque tournante de l’éducation s’est déplacée en Asie, y compris pour les Frenchies. Notamment en Chine, où se sont désormais implantés Centrale (à Pékin), Polytech Nantes (à Canton), l’EM Lyon (à Shanghai), Kedge (à Suzhou), mais aussi à Singapour, où se trouvent l’ESSEC, l’EDHEC, l’INSEAD, Dauphine et Panthéon-Assas ; sans oublier au Japon, avec les Ponts et Chaussées et Sciences po, en Thaïlande avec Sup de co Montpellier, en Inde avec l’ICAM, ou encore en Corée du Sud où HEC se développe entre autres. Pas une grande école de management tricolore qui n’ait sa base arrière à l’Est.

L’Asie, nouveau terrain de jeu

Toutes ne déploient cependant pas la même stratégie. Certaines s’implantent en Asie pour y envoyer leurs étudiants français, essentiellement dans le but de les former aux réalités économiques asiatiques ; quand d’autres préfèrent recruter et travailler sur place avec des étudiants locaux, chinois, singapouriens, formés à la culture française.

C’est cette stratégie-là qu’a adoptée l’ESSEC, présente en Asie depuis déjà 30 ans. “Tout a commencé par un partenariat avec l’université de Keio au Japon, avec des échanges d’étudiants et de professeurs”, raconte Hervé Mathe, doyen d'ESSEC Asie-Pacifique.

L'école multiplie ensuite les missions d’expertise, en Chine notamment. À partir des années 2000, de nombreux étudiants manifestent le souhait de partir en Asie, ce qui la conduit à ouvrir, en 2005, un campus à Singapour. “Progressivement, nous avons recruté des professeurs locaux. Aujourd’hui, 14 de nos 17 enseignants sont asiatiques ! Depuis 2010, nous allons vers une logique durable de 'sister to sister', plutôt que de 'mother to daughter'. Nous sommes présents dans la presse, les conférences et les séminaires, et reconnus pour notre expertise dans différents domaines ciblés (luxe, santé publique, urbain), le tout dans 10 mégalopoles d’Asie”, détaille Hervé Mathe.

Depuis 2010, nous allons vers une logique durable de 'sister to sister', plutôt que de 'mother to daughter' (H. Mathe)

Être ou ne pas être en Asie, là est la question

Pourquoi le curseur s’est-il à ce point déplacé vers ce continent ? “Nous voulons être là où l’avenir se fait, où il y a d’excellents étudiants hautement sélectionnés et où la France a des intérêts industriels”, explique Christopher Cripps, directeur des opérations internationales de l’École centrale, qui a ouvert une antenne à Pékin en 2005, en coopération avec l'université de Beihang (fondée en 1952, c'est la première institution de recherche chinoise en aéronautique) et qui va bientôt s’implanter en Inde, à Hyderabad. “Et puis les bénéfices sont nombreux : nous avons notamment étendu notre réseau d’influence en Asie et internationalisé notre marque”, poursuit-il.

Avoir un pied-à-terre en Asie serait même devenu une question de crédibilité. “Peut-on avoir aujourd’hui un minimum d’influence sur la vie économique française et y enseigner le management si l’on n’est pas présent en Asie pour comprendre ce qui s’y passe ?”, interroge Hervé Mathe, qui compare volontiers ce mouvement actuel à celui survenu dans les années 1970 aux États-Unis, lorsqu’il était impensable, pour une entreprise comme pour une école de commerce, d’ignorer les nouvelles méthodes de marketing américaines.

Bref, repousser les frontières de l’Hexagone vers l’Orient devient une étape incontournable. “Cette internationalisation devient, à mes yeux, indispensable pour rester au top, estime Arnoud de Meyer, ex-doyen de l’INSEAD Singapour et actuel président de Singapore Management University (qui vient de signer une "alliance stratégique" avec Paris Dauphine). Si l’INSEAD n’avait pas ouvert son campus ici, à Singapour, il y a 10 ans, elle serait restée une très bonne école européenne. Elle figure aujourd’hui parmi les meilleures écoles internationales.”

L'Insead est implantée à Singapour depuis dix ans © Alain Chatelain / Insead

Si l’INSEAD n’avait pas ouvert son campus ici, à Singapour, il y a 10 ans, elle serait restée une très bonne école européenne (A. de Meyer)

Une installation pas si facile

Pour autant, les difficultés sont importantes. En Chine, les règles sont drastiques : toute implantation d’un établissement étranger doit avoir un président de nationalité chinoise, être contrôlée au moins à 50% par la partie chinoise, ne faire aucun profit sur les frais de scolarité collectés et être accréditée par le ministère chinois de l’Éducation. Et le pays change à toute allure, d’où la nécessité pour les écoles de s’adapter en permanence à ses nouveaux besoins.

Ensuite, une école française n’est pas attendue comme le messie en Orient. “Ici, nous n’avons pas la même image de marque que les vedettes anglo-saxonnes !”, admet Christopher Cripps. Que pèsent en effet, au regard d’un Japonais ou d’un Coréen, HEC ou Centrale par rapport à Harvard ou Cambridge – qui, au-delà de leur renommée mondiale, sont implantées depuis des décennies en Asie, ayant des liens historiques et commerciaux très forts avec ce continent ? Rien qu’en Chine, on dénombre 44 instituts de coopération sino-étrangère et 700 programmes sino-étrangers : la concurrence est rude.

La concurrence est rude et les autorités ne déroulent pas le tapis rouge aux Frenchies, loin de là

Centrale Pékin © S.Lecherbonnier

Centrale Pékin © S.Lecherbonnier

Même si l’Empire du Milieu veut internationaliser ses universités et augmenter le nombre d’étudiants étrangers sur ses terres, même si l’Inde doit, avec une offre trop faible par rapport à la demande, recourir à la présence d’établissements étrangers sur son sol, les autorités ne déroulent pas le tapis rouge aux Frenchies, loin de là. Il faut donc parvenir à prouver à ses interlocuteurs que les cursus proposés permettront de former les leaders de demain, que les frais d’inscription seront réduits, que l’enseignement se fera en anglais pour offrir de meilleures perspectives de carrière, etc. Un sacré challenge pour les établissements made in France.

Autre risque : penser que l’Asie est un eldorado où la réussite s’opère du jour au lendemain. “Il nous a fallu être patient, exactement comme une entreprise qui voudrait s’implanter en Asie, d’autant que la gestion du temps à l’asiatique diffère de la nôtre”, souligne Bernard Belletante, directeur général de Kedge, désormais présente à Suzhou, une ville de 6 millions d’habitants située près de Shanghai, où l’éducation est l'un des secteurs de pointe.

En Chine, cela peut prendre plusieurs années avant que le double diplôme créé ne soit certifié par les autorités locales
, prérequis indispensable à une réelle insertion sur le marché du travail local des étudiants formés. Pour comprendre et être compris, il faut du temps.

Et de l’argent aussi, dans une région où l’éducation est un véritable business, où les profs stars sont rémunérés comme des chefs d’entreprise et où les établissements “dépensent des millions de dollars en campagnes de publicité, que ce soit à l’aéroport ou sur les bus”, comme le raconte Hervé Mathe. Pour construire sa marque, ici plus qu’ailleurs, il faut donc des moyens importants.

Mais en réalité, peu de grandes écoles françaises cultivent des ambitions aussi fortes. La majorité d’entre elles veulent simplement s’offrir un pied-à-terre en Asie pour des raisons de communication et de marketing. Cela montre en tout cas combien la conquête de l’Est est devenue un passage obligé.

Laure de Charette, à Singapour | Publié le