Annabelle Allouch : "Les attendus sont une forme de sélection qui ne dit pas son nom"

Laura Taillandier Publié le
Annabelle Allouch : "Les attendus sont une forme de sélection qui ne dit pas son nom"
Pour Annabelle Allouch, le concours est un moyen pour les familles des classes moyennes de maintenir leur position sociale. // © 
Alors que la réforme de l'entrée à l'université est sur les rails, Annabelle Allouch, maître de conférences en sociologie, met en garde contre la notion d'attendus introduite par le Plan étudiants. Dans une "société du concours" et alors que les classements se multiplient, elle pointe les conséquences du développement de la sélectivité sur les établissements d'enseignement supérieur. Entretien en amont de la conférence EducPros du 7 décembre 2017.

Annabel AllouchQuel regard portez-vous sur la réforme de l'entrée à l'université ?

Une chose m'étonne. La question des inégalités sociales créées par la notion des attendus a disparu des débats au nom de l'efficacité dans la gouvernance de l'université et du système d’enseignement supérieur. Les "attendus", c'est pourtant une forme de sélection qui ne dit pas son nom. Le même processus social que le concours, où l'institution transforme de micros différences scolaires en différences de statut social entre le premier admis et le dernier recalé. Les inégalités sociales entre élèves risquent d'être reproduites.

Le vote positif du Cneser est une concession faite à la sélection. Comme si la seule façon de revaloriser l'université passait par la sélection des étudiants. Pourtant, à l'étranger, comme en Grande-Bretagne, où les filières sélectives sont valorisées, les enseignants sont envieux de la France, de notre service public quasiment gratuit. Même s'ils sont aussi surpris du sous-investissement de l'État à l'égard de l'université...

En mettant le curseur politique sur l'efficacité (regroupements des établissements, classements entre filières courtes et longues...), l'objectif de démocratisation de l'enseignement supérieur est abandonné. Cela va à l'inverse de toutes les politiques sur l'économie de la connaissance, où il s'agit de former le plus grand nombre de salariés capables de produire et de gérer des informations, tout en élevant le niveau de connaissances.

Le gouvernement se défend de mettre en place une sélection, dans la mesure où l'étudiant sera accepté dans une formation, sous réserve qu'il suive un dispositif de remise à niveau...

J'attends de voir la réalité de ces dispositifs, mais surtout celle des moyens disponibles pour les mettre en place. C'est le nerf de la guerre ! Nous avons pu le constater avec les 5.000 postes créés lors du précédent quinquennat, qui étaient insuffisants sur le terrain. Pour mener la réforme, les moyens débloqués me paraissent dérisoires au regard des besoins des universités. Avec le pic démographique, les demandes d’inscription ont explosé ! Tutorat, individualisation des parcours, personnalisation du suivi... Toutes ces mesures du Plan étudiants sont très intéressantes, mais le budget et les moyens sont totalement insuffisants pour développer ces dispositifs...

Dans les universités, il y a aussi énormément de débats sur les personnels qui mettront en œuvre la réforme : qui identifiera les attendus ? Qui regardera les dossiers pour vérifier qu'ils correspondent auxdits attendus ? En tant que jeune maître de conférences, je crains que cela ne recrée davantage de hiérarchie entre les professeurs, comme l'ont montré les études sur la division du travail dans les universités. Ce sont les jeunes maîtres de conférences qui vont faire "le sale boulot"…

Dans votre livre, vous expliquez que nous sommes passés d'une "course aux diplômes" à une "course aux concours". Comment expliquez-vous que la sélection trouve un écho si fort chez les familles ?

Elle est liée à un imaginaire politique où l'on peut faire valoir son mérite individuel par l’école. On a envie d'y croire, alors qu'on sait bien que le mérite est une idéologie qui cristallise et légitime les inégalités entre élèves. Le concours ou toute forme de sélection ne fait que décourager les élèves socialement défavorisés. La question est de savoir si l'on veut se réserver des "bulles" de démocratisation et si l'on veut revaloriser l'université sous d'autres formes.

Dans un système de massification où de plus en plus de jeunes accèdent à l'enseignement supérieur, le concours est un moyen pour les familles de classes moyennes de maintenir leur position sociale, en ayant un diplôme qui les protège à la fois du chômage mais qui soit également le plus désirable possible. Cet aspect est renforcé par la mise en marché de l'enseignement supérieur qui pousse les établissements – c'est le cas aux États-Unis, mais cela finira par arriver en France – à être de plus en plus sélectifs pour mieux se positionner dans les classements. Quitte à se mettre volontairement en tension…

En réalité, on joue sur le désir des familles. Une formation sélective est vue comme désirable et gage de qualité. En prépa, on apprend aux élèves que le classement est une bonne chose, que plus la valeur scolaire est élevée, plus on arrive à un niveau de valorisation personnelle désirable. On oublie le caractère aléatoire des concours. C'est une épreuve scolaire que l'on peut rater à un moment ou réussir à un autre. Dans la "société du concours", le titre scolaire fournit une valeur symbolique à l’élève. Mais il ne dit rien de la personne derrière le titre.

Le mérite est une idéologie qui cristallise et légitime les inégalités entre élèves.

Le fait de sélectionner dans les filières en tension augmentera-t-il les demandes pour ces formations ?

Bien sûr, mais pour un certain type de familles. Cette sélection ne créera pas de "désir" pour tout le monde. Des élèves s'excluront eux-mêmes du jeu en allant vers des formations qui ne correspondent pas forcément à leurs aspirations, par anticipation de l'échec. Une des conséquences de la "course aux concours" est aussi l'instauration d'un système d'orientation public et privé auquel les familles des classes moyennes participent majoritairement.

Les familles plus modestes ne sont pas allergiques aux concours et s'approprient la sélection malgré elles. Elles s'y plient comme avec les BTS, car les professeurs les incitent fortement à le faire. Par contre, les élèves de milieu modeste sont réticents à tenter des concours où une grande place est donnée aux épreuves écrites. Le rapport à l'écrit est socialement situé et ces élèves seront davantage attirés par les épreuves orales, notamment les garçons.

La réforme prévoit justement que certaines formations puissent demander aux lycéens la rédaction d’une lettre de motivation. Le fait que le lycéen construise en quelque sorte sa candidature en passant par l’écrit désavantagera-t-il ces familles modestes ?

La lettre de motivation est un outil ambivalent. Dans mes recherches, je constate qu’elle est très investie par les enseignants et les familles. En fait, elle n’est pas très mobilisée par les jurés, sauf pour des éléments factuels et, dans certains cas, pour s’assurer du niveau d’expression écrite de l’élève. De ce point de vue, effectivement, cela peut désavantager les élèves les moins à l’aise avec les formes de narration de soi induites par la lettre de motivation.


Vous évoquiez le règne des classements aux États-Unis, qui risque d’arriver en France. Quelles sont concrètement les conséquences de ces classements sur les établissements ?

Les classements les plus puissants aux États-Unis, comme le US News and World report, utilisent la sélectivité comme critère. Plus c’est sélectif, plus l’université monte dans le classement. Les universités rentrent dans ce jeu puisqu’une partie des classes moyennes et supérieures – qui peuvent payer les frais d'inscription – déterminent leur choix en regardant ces résultats. On joue un jeu dangereux à faire valoir la sélectivité tout autant que le réseau professionnel des écoles.

On joue un jeu dangereux à faire valoir la sélectivité tout autant que le réseau professionnel des écoles.

Ces classements créent une culture de l'anxiété dans les établissements, aussi bien pour les personnels administratifs que pour les directeurs des départements. Quand le classement sort, ils se sentent personnellement dévalorisés en fonction de la place qu'occupe leur établissement. Le travail invisible et le temps consacré au suivi des étudiants ne sont absolument pas pris en compte dans les calculs. Cette valeur ajoutée n’est pas quantifiable, ce qui dévalorise tout un ensemble de savoir-faire et de métiers. Ce travail invisible est pourtant essentiel dans la réussite des étudiants...

Quelles sont les alternatives à la "société des concours" ?

L'apprentissage par les pairs doit être revalorisé, tout comme les formations à tout âge et les formes déscolarisées d'apprentissage tel que le jeu, comme c’est le cas dans une certaine mesure en Finlande. Mais si l’on tient autant au concours – notamment en France, où il est vu comme l’incarnation du contrat social entre le citoyen et l’État et que l'on ne peut le critiquer sans que les attaques virulentes ne fusent –, on peut aussi opter par exemple pour la diversification sociale des membres des jurys. Chaque participant a un jugement subjectif en fonction de son propre parcours. En diversifiant les membres, les filières de l’enseignement supérieur pourraient peut-être davantage s'ouvrir.

nullAnnabelle Allouch est maître de conférences de sociologie à l'université Picardie-Jules-Verne et chercheure associée à Sciences po (OSC/CNRS).

Elle est l'auteure de "La Société du concours, l'empire des classements scolaires", aux éditions du Seuil, 128 p., 11.80 euros.
Conférence Classement, jeudi 7 décembre 2017
Depuis le classement de Shanghai, mis en place au début des années 2000 par l'université chinoise de Jiao Tong, classements et palmarès se sont multipliés dans l'enseignement supérieur, tant au niveau international que national. Au point que les établissements ne peuvent en faire l'économie dans leur stratégie. Derrière cette compétition, des enjeux de qualité (pédagogie, insertion professionnelle), d'innovation et, bien sûr, de communication et d'attractivité se font jour. Cette journée sera l'occasion de mieux décrypter la mécanique des classements actuels et d'anticiper les bouleversements progressifs de cette course à la reconnaissance.

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Laura Taillandier | Publié le