Aziz Jellab (sociologue) : «Les étudiants découvrent à l’université un univers dont les normes et les codes sont peu visibles»

Propos recueillis par Emmanuel Vaillant Publié le
Aziz Jellab (sociologue) : «Les étudiants découvrent à l’université un univers dont les normes et les codes sont peu visibles»
Azziz Jellab, sociologue à l'université Lille 3 // DR // © 
Connu pour ses travaux sur le lycée professionnel, le sociologue Aziz Jellab, professeur à l’université Lille 3, a publié dernièrement une enquête sur « l’expérience étudiante » qui vise à comprendre comment les étudiants vivent leur scolarité à l’université et à quelles tensions ils doivent faire face. Intitulé « Les étudiants en quête d’université, une expérience scolaire sous tensions » (éditions L’Harmattan, collection « Logiques sociales »), cet ouvrage ne se contente pas d’interroger les causes de l’échec à l’université, une perspective dominante dans les travaux actuels des sociologues. Il se concentre sur la réussite et les leviers qui permettent de la rendre possible. De quoi secouer quelques idées reçues. Entretien.

En interrogeant les étudiants, vous mettez en exergue plusieurs dimensions essentielles de leur « expérience » de l’université. Quelles sont-elles ?

À partir de cette enquête de terrain qui interroge en effet « l’expérience étudiante », je montre que le rapport aux études s’organise autour de trois dimensions : la socialisation universitaire, c'est-à-dire l’intégration de chacun dans la vie étudiante, les manières d’apprendre qui relèvent le plus souvent d’un bricolage individuel, et enfin les projets d’avenir plus ou moins construits.

Première dimension donc : la « socialisation étudiante ». Est-elle, comme on l’entend souvent dire, une condition de réussite à l’université ?

Pas forcément. Contrairement à une fausse évidence, l’intégration à l’université ne va pas de pair avec un apprentissage réussi. Un étudiant peut être très socialisé et intégré au sein d’un groupe étudiant, au sein de son université, en étant par exemple très impliqué dans la vie associative, et en même temps avoir des difficultés sur le plan scolaire. Ou inversement, un étudiant peut très bien réussir scolairement tout en n’ayant quasiment aucun lien avec la vie étudiante. L’une et l’autre peuvent même devenir concurrentes à l’exemple d’un étudiant trop engagé dans la vie militante et pas assez dans ses études.

Le deuxième aspect de cette « expérience étudiante » tient aux manières d’apprendre. Là, vous parlez de « bricolage individuel ». C'est-à-dire ?

L’institution universitaire n’enseigne pas les « manières d’apprendre ». Les étudiants découvrent à l’université un univers dont les normes et les codes sont peu visibles, quand ils ne sont pas déstabilisants. En partant du point de vue des étudiants, on s’aperçoit alors qu’ils doivent bricoler au sens où chacun fait comme il peut pour réviser, prendre de notes, préparer un exposé, etc. C’est ainsi que ceux qui savent manier les ressources à disposition, par exemple la bibliothèque, et décoder les attentes des enseignants s’en sortent mieux et ils sont plutôt issus de milieux favorisés. On note aussi que les étudiants anticipent longtemps à l’avance les épreuves et les évaluations, ce qui se traduit par deux manières d’apprendre complémentaires : un apprentissage continu des contenus, avec un recours plus ou moins soutenu à la lecture de textes ou consultation d’ouvrages ; une révision ponctuelle à l’approche des examens, grâce à des fiches, voire à de la réécriture des leçons ou des notions apprises, etc.

Bricoler ses manières d’apprendre c’est aussi une liberté qui s’offre aux étudiants et qui est souvent revendiquée ?

Au départ, les étudiants apprécient cette liberté. Mais, très vite, ce regard positif se transforme en interrogations ou en craintes. C’est la liberté dans l’emploi du temps, ce temps libre qu’ils ne savent pas toujours gérer. C’est aussi la liberté dans le travail scolaire : dois-je écouter ou prendre des notes ? Et comment prendre des notes ? Retranscrire le cours aux examens ou apporter un point de vue personnel ?... Les plus fragiles d’un point de vue scolaire craignent le plus cette liberté qui devient alors une contrainte. Cela explique l’engouement pour les filières courtes bénéficiant d’un meilleur encadrement et d’un mode d’évaluation continu.

Enfin, sur les projets d’avenir. On est tenté de penser que plus les étudiants ont en tête un projet professionnel clair, mieux ils réussissent… Pas sûr, selon votre enquête…

Les politiques comme les enseignants ont souvent une conception instrumentale de l’orientation, comme s’il n’y avait que le projet professionnel qui motivait les études. Or, la majorité des étudiants n’a pas de projet d’avenir précis. Et si certains en ont un, ce n’est pas forcément ce qui les mobilise sur les études. Il n’y a en réalité pas de relation mécanique entre un projet professionnel et un projet scolaire. On le constate par exemple avec les étudiants en psychologie, qui a priori envisagent de devenir psychologues cliniciens avant de repenser leur orientation une fois qu’ils sont confrontés à la réalité des études et des débouchés. On peut faire le même constat avec les étudiants en droit qui s’engagent dans cette filière en ayant en tête de devenir avocat avant de changer d’avis. Le plus souvent, la confrontation aux contenus de formation ouvre sur de nouveaux projets. Être confronté à des contenus scolaires nouveaux amène à se dire : pourquoi pas ? En histoire ou en sociologie, les étudiants vont ainsi pouvoir hésiter, au fil des années : journaliste, archiviste, chercheur et pourquoi pas travailleur social. Ils se donnent la possibilité de ne pas être obligés de choisir dans l’immédiat.

Au terme de cette enquête, quelles conclusions tirez-vous sur les conditions de réussite à l’université ?

Je vois au moins deux domaines importants sur lesquels l’université peut agir. Tout d’abord, il faudrait agir sur les contenus scolaires et les manières d’apprendre, en développant une politique de formation plus attentive à l’accueil des étudiants, à l’apprentissage des règles du travail universitaire, à la structuration de leur emploi du temps, une évaluation plus régulière. Un autre domaine d’action important concerne le tutorat. En l’état, il n’est pas efficace. Il touche plutôt des étudiants moyens ou bons et laisse de côté ceux qui en ont réellement besoin et qui se trouvent être massivement issus de milieux populaires. Améliorer le tutorat impose qu’il soit pensé de manière à ce que les enseignants et les étudiants tuteurs [ils sont en général de niveau master] organisent conjointement les activités de soutien et d’accompagnement scolaires. C’est aussi à cette condition que le tutorat deviendrait visible et plus légitime aux yeux des étudiants de licence 1.

Propos recueillis par Emmanuel Vaillant | Publié le