Big data : "Les filières évoluent vers la double compétence"

Céline Authemayou Publié le
Big data : "Les filières évoluent vers la double compétence"
Jean Michel Poggi et Hammou Messatfa - DR // © 
Le big data est devenu en à peine deux ans un véritable enjeu stratégique pour les entreprises. Stocker, traiter et exploiter des millions de données numériques émises quotidiennement change l’organisation des sociétés mais aussi l’offre de formations. Jean-Michel Poggi, professeur de statistique à Paris-Descartes et président de la Société française de statistique et Hammou Messatfa, responsable Europe "solutions gestion du risque, secteur public" chez IBM, se penchent sur les besoins actuels et les enjeux à venir.

Le traitement des données n'est pas un phénomène nouveau. Qu'est-ce qui change, avec le big data ?

Hammou Messatfa : Ce qui change aujourd'hui, c'est la facilité avec laquelle on produit et on stocke l'information. Vidéo, sons, réseaux sociaux, les sources sont multiples et chaque objet est capable de générer de la donnée. Dans la gestion d'une ville par exemple, des capteurs installés dans les rues permettent de réguler en temps réel les feux rouges. Et c'est là une autre caractéristique du big data : le temps entre l'analyse des données et la prise de décisions se réduit de façon importante. Il s'agit de rechercher la bonne information, au bon moment. Avant, certaines décisions étaient prises à l'instinct. Aujourd'hui, les données permettent de se baser sur des chiffres concrets.

Jean-Michel Poggi : Actuellement, l'heure est à la prise en compte de toutes les informations. Ce qui compte, pour les entreprises notamment de vente en ligne, c'est d'avoir des données, de façon continue. Or, pour un statisticien, cette exhaustivité est un handicap plus qu'un atout. Il n'y a pas besoin d'assécher tout un lac pour comptabiliser le nombre de poissons !

Quelles sont les conséquences pour les entreprises et les professionnels du secteur ?

H.M. : Avec le big data, on assiste à un véritable changement de culture : l'information issue des données est devenue un élément important dans la prise de décision. Certaines entreprises, à l'image des sociétés de e-commerce bâtissent toute leur stratégie autour de cela. La donnée est le "nouveau pétrole", selon une expression répandue. En conséquence, les métiers changent. Avant, une entreprise disposait d'une DSI (direction des systèmes d'information) et d'informaticiens. Aujourd'hui, le big data n'est plus du ressort du seul directeur informatique. On voit par exemple apparaître le poste de CDO (chief data officer) : situé au même niveau hiérarchique que les directeurs marketing et informatique, il fait le lien entre les deux services.

Le cabinet Gardner chiffrait à 4,4 millions le nombre d'emplois dans le monde créés d'ici à 2015 dans le secteur du big data. Les besoins sont donc bien réels ?

H.M. : C'est certain ! Nous avons réalisé une enquête au sein d'IBM : le gap entre le nombre d'étudiants  formés et les besoins des entreprises est réel. En France, le nombre de talents formés au business analytic a même diminué de 14% entre 2004 et 2008, alors qu'aux Etats-Unis ou en Chine, il progresse (+4% et +10.4%).

Quels sont les profils recherchés ?

H.M. : Les compétences recherchées couvrent trois domaines : la gestion des données (les capter), l'analyse (statisticiens, mathématiciens) et les compétences métiers, lié au management et à la prise de décisions. Les deux premiers profils se trouvent en écoles d'ingénieurs et universités. Le troisième en école de commerce.

Comment les établissements d'enseignement supérieur s'adaptent-ils à ces nouveaux besoins ?

J-M. P. : Depuis plusieurs années, les filières évoluent vers la double compétence (statistique-informatique, management-statistique...), répondant notamment à des besoins en business analytic. Le sujet est assez ancien, comme l'atteste le master MIAGE (méthodes informatiques appliquées à la gestion des entreprises, créé à la fin des années soixante et formant à l'informatique et à la gestion, NDLR). C'est également le cas du DUT STID (Statistique et informatique décisionnelle), qui combine connaissances statistiques et compétences informatiques. Grâce à ces aptitudes croisées, les cursus offrent une base technique solide, assortie d'un champ d'application précis : informatique, médecine, marketing, etc. Aujourd'hui, un statisticien fait plus d'informatique qu'auparavant. L'informaticien, quant à lui, est plus sensibilisé aux problématiques de la statistique.

H.M. : Les entreprises ont aussi un rôle à jouer. Au sein d'IBM, des employés, les "ambassadeurs analytics", s'associent par exemple aux établissements pour les aider à compléter les formations. Avec un but : que les écoles et les universités forment des jeunes capables de répondre à nos besoins...

Le gap entre le nombre d'étudiants  formés et les besoins des entreprises est réel. En France, le nombre de talents formés au business analytic a même diminué de 14% entre 2004 et 2008

Outre ces adaptations de cursus, on voit par ailleurs éclore quelques formations spécialisées "big data", comme le mastère spécialisé de Telecom ParisTech...

J-M. P. :  Ce diplôme s'adresse à des professionnels, par le biais de la formation continue. Je pense que ces initiatives vont se généraliser : lorsqu'une société a besoin de former son personnel à des compétences fines, cette solution est intéressante. Ensuite, pour des modifications de programmes, il faut prendre le temps de remodeler les cours, pour offrir un changement plus profond qu'un simple ajout d'option, par exemple.

H.M. : Les deux mondes se nourrissent. La formation est un exemple, c'est aussi le cas de la recherche, où de nombreuses collaborations existent avec les laboratoires universitaires.

Pour vous, quels sont les grands enjeux à venir, en matière de big data ?

J-M. P. : Je pense que les questions fondamentales autour du big data ne sont pas réglées. D'un point de vue technique, il faut réussir à faire coexister plusieurs méthodes de récoltes de données. La statistique va s'adapter à ces nouveaux enjeux. C'est un sujet qui va nous occuper assez longtemps !

H.M. : Nous ne sommes qu'au début du phénomène. Les entreprises en attendent différentes retombées : augmentation de la production, diminution des coûts de fabrication, génération de revenus... C'est un axe réel de croissance, car les champs d'application sont très vastes. La question de la réglementation va devenir essentielle : une organisation fiscale a-t-elle par exemple le droit de se servir de données privées pour compléter ses informations ? Dans ce contexte, la législation suit l'évolution des besoins.

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