Catherine Radtka, doctorante à l’EHESS : "Les manuels scolaires cherchent à influencer l’opinion, mais ce n’est pas forcément un mal"

Propos recueillis par Virginie Bertereau Publié le
Catherine Radtka, doctorante à l’EHESS : "Les manuels scolaires cherchent à influencer l’opinion, mais ce n’est pas forcément un mal"
27535-radtka-catherine-ehess-manuels-scolaires-original.jpg // © 
La réforme du lycée entre en application à la rentrée 2010. Les élèves de seconde vont découvrir de nouveaux programmes et, par conséquent, de nouveaux manuels scolaires, conçus dans l’urgence par les éditeurs. Ce qui n’est pas sans susciter une certaine polémique. Comment sont pensés les manuels scolaires aujourd’hui ? Comment a évolué leur conception au cours du temps ? Catherine Radtka, qui a travaillé dans l’édition scolaire, prépare à l’EHESS (École des hautes études en sciences sociales) une thèse sur l’évolution qu’ont connue les manuels scientifiques de la fin des années 1950 à nos jours.

Comment crée-t-on un manuel scolaire ?

Aujourd’hui, les nouvelles collections sont souvent créées à l’initiative des maisons d’édition. L’éditeur commence par contacter des personnels de l’Éducation nationale (professeurs, membres du corps d’inspection…) pour concevoir un projet. Il crée ainsi une équipe d’auteurs, composée de 5 à 10 personnes dont un coordinateur. Ils travaillent ensemble sur un concept, c’est-à-dire l’organisation de l’ouvrage, la rédaction d’un chapitre test et la définition de la maquette (mise en forme et calibrage). Ces premiers travaux sont testés par un panel d’enseignants. Entre-temps, les auteurs rédigent les autres chapitres. L’ouvrage en cours de fabrication fait ensuite la navette entre l’éditeur, les auteurs et le graphiste qui va le "monter" dans son ensemble.

L’État intervient-il dans la conception ?

On distingue en général trois grands « modèles » de réglementation. Le modèle libre ou "système de veto" : les manuels scolaires relèvent d’initiatives privées et sont librement choisis par les enseignants. C’est le cas aujourd’hui en France. L’Éducation nationale ne contrôle pas leur contenu. Les manuels doivent "juste" suivre les programmes, qui sont très détaillés. Le pouvoir politique conserve toutefois un droit d’interdiction d’un ouvrage qui contreviendrait au respect de la morale ou des lois en vigueur. En général, ce droit est très théorique.
Un modèle intermédiaire ou de "l’autorisation préalable", comme aujourd’hui en Pologne. La création et la production sont libres, mais l’autorisation de mise sur le marché des manuels est réalisée sous contrôle du pouvoir politique. Historiquement, en France, le mode de fonctionnement adopté après la Révolution et qui a eu cours jusqu’en 1880 était celui-ci.
Enfin, le modèle de l’édition d’État, comme il existait dans les pays communistes et existe encore, je crois, en Corée du Nord. Les manuels scolaires sont censurés a priori par le pouvoir politique. Le plus souvent, les enseignants ne sont autorisés à utiliser que l’unique ouvrage ainsi élaboré. Une réglementation qui aurait relevé de ce modèle a beaucoup séduit, en France, sous la Convention. On estimait que l’éducation devait revenir à l’État. Mais l’idée a finalement été abandonnée.

"Les manuels scolaires relèvent d’initiatives privées et sont librement choisis par les enseignants"

Les auteurs sont donc libres de traiter les programmes comme ils le veulent dans les manuels ?

Oui, en théorie. Mais depuis la IIIe République, les manuels sont choisis par les professeurs, fonctionnaires contrôlés par l’inspection académique, censés être neutres politiquement… Les éditeurs n’ont pas intérêt à publier des propos orientés. Ils prennent le risque commercial que leurs manuels ne soient pas sélectionnés… Nous allons voir comment les manuels vont traiter l’œuvre de De Gaulle en littérature (un sujet compliqué…), ou vont, ou pas, parler du Grenelle de l’environnement dans le cadre de l’éducation au développement durable. Dans les années 1960, on évoquait beaucoup les actions de l’État dans les livres scolaires, en bien comme en mal. Aujourd’hui, on trouve moins de choses de ce type. Il ne faut pas forcément comprendre cela comme une diminution de la fonction idéologique et culturelle des manuels, mais peut-être plus comme une évolution à relier à celle de notre société, dans laquelle l’État est perçu comme jouant un rôle moins central.

Peut-on parler "d’outils de propagande" ?

Si on entend le mot "propagande" dans le sens "qui conduit à influencer l’opinion", oui, les manuels cherchent à le faire. Mais ce n’est pas forcément un mal. C’est même le principe de toute éducation… Par exemple, les manuels contribuent à faire passer des messages actuels comme ne pas boire d’alcool, ne pas fumer, ne pas manger trop gras, respecter l’environnement, etc. L’idée est quand même d’apprendre aux jeunes à faire partie d’une société. Mais si on entend le mot "propagande" comme un terme péjoratif avec une connotation "mensonges et obligation aux gens de faire telle chose", non, cela ne revient pas à cela, sauf quand il y a une action forte de l’État.

Comment les manuels scolaires ont-ils évolué au cours de l’histoire ?

Jusqu’à la IIIe République, on prenait énormément en compte les critères moraux, politiques et scientifiques. Les manuels étaient conçus comme s’ils s’adressaient à des adultes. À partir du moment où ce sont les professeurs qui ont choisi les livres scolaires, ceux-ci ont nettement évolué pour davantage considérer la pédagogie et l’élève. C’est encore plus net après les années 1930 avec le développement de la psychologie de l’enfant. Au niveau de la forme, la couleur s’impose dans les manuels à partir des années 1960, avec la quadrichromie. Dans les années 1970, leur format augmente. Il ne s’agit plus de "petits livres qui tiennent dans la main". Plus fragmentés, ils contiennent à présent une grande diversité de rubriques. L’unité de sens choisie est la double page. Leurs fonctions (documentation, information, évaluation…) se multiplient.

Quel est leur avenir ?

Les manuels font le lien avec les familles, proposent des exercices et des séquences documentaires… Certaines de ces fonctions peuvent parfois être remplies par les outils numériques. Mais je ne parierais pas tout de suite sur la mort des manuels. Ceux-ci sont très ancrés dans la culture scolaire. En Angleterre, de gros efforts ont été menés pour équiper les établissements de toutes les technologies. Et les manuels se vendent encore… Dans tous les cas, ils peuvent évoluer pour se distinguer du numérique… si les éditeurs s’y mettent.

Notre dossier « Manuels scolaires : pourquoi tant de haine ? »

Propos recueillis par Virginie Bertereau | Publié le