François Taddei : "Il faudrait créer des 'qualifications blanches' pour les enseignants-chercheurs au croisement de plusieurs disciplines"

Emmanuel Vaillant Publié le
François Taddei : "Il faudrait créer des 'qualifications blanches' pour les enseignants-chercheurs au croisement de plusieurs disciplines"
François Taddei, directeur du CRI (Centre de recherches interdisciplinaires) // DR // © 
MOOC, serious game, classe inversée, interdisciplinarité... Jamais éducation n'a autant rimé avec innovation. Pas de quoi surprendre François Taddei, directeur du Centre de recherches interdisciplinaires (CRI) qui, depuis 2005, initie des projets novateurs en matière d'éducation et d'interdisciplinarité. Installé depuis la rentrée 2013 dans de nouveaux locaux de 6.000 m2 au centre de Paris, ce chercheur en biologie des systèmes nous parle des projets actuels ou à venir de ce CRI. Toujours à la marge mais qui portent de plus en plus loin. Nouveau volet de notre série des entrepreneurs pédagogiques.

Au-delà des discours très présents sur l'innovation dans l'éducation, percevez-vous de véritables changements dans les pratiques pédagogiques ?

Le changement a en effet eu lieu dans les discours. Je rencontre à tous les niveaux, parmi les étudiants, enseignants, responsables politiques, mais aussi parmi les inspecteurs ou encore les prix Nobel, des gens qui veulent innover. Cependant, cet enthousiasme individuel ne se traduit pourtant pas au niveau institutionnel. En fait, chacun d'entre nous est un peu schizophrène, né dans le monde d'hier et aspirant au monde de demain. La transition n'est pas facile...

Ceci dit, l'inauguration récente du programme France université numérique (FUN) est un symbole fort. Avec un peu de chance, il y aura un avant et un après FUN. Les mesures annoncées par la ministre de l'Enseignement supérieur, et bien au-delà des MOOC, annoncent un changement de culture à condition d'associer la liberté offerte par le web aux pratiques de qualité offertes par le monde académique. C'est ce mélange qu'il faut faire naître. Faire, grâce à Internet, ce que disait de l'université Wilhelm von Humboldt un endroit où l'on est libre d'apprendre, de faire de la recherche, d'enseigner, et où l'enseignant n'est pas un simple transmetteur de savoirs mais quelqu'un qui accompagne la co-construction de savoirs. Un vrai défi.

Le CRI, qui relève ce défi depuis près de dix ans, a aujourd'hui une place reconnue mais pas encore d'existence administrative. Pourquoi un tel paradoxe ?

Au CRI nous sommes à la frontière de la norme, à la frontière de ce que l'institution estime souhaitable ou tolérable. Nous explorons car les étudiants bougent plus vite que l'institution. Depuis sa création, le CRI est un endroit où ceux qui souhaitent innover ne sont pas considérés comme de vilains petits canards livrés à eux-mêmes dans un environnement hostile.

Nous avons démarré avec rien et, progressivement, en permettant à des collectifs d'émerger, le CRI est devenu un Carrefour de Rencontres Intéressantes ou un Club de Rêveurs Innovants... Avec des diplômes à la clé : une licence Frontières du vivant, un master Approches interdisciplinaires du vivant et une école doctorale interdisciplinaire soutenue par la Fondation Bettencourt. Nous avons aussi des programmes de recherches, une chaire Unesco et un projet Idefi d'Institut innovant de formation par la recherche (IIFR).

Au CRI, nous sommes à la frontière de la norme, à la frontière de ce que l'institution estime souhaitable ou tolérable

Ce projet d'Idefi bénéficie d'un financement de 6,5 millions d'euros sur 8 ans. Pour quoi faire ?

Il s'agit de réinventer les manières d'apprendre, d'enseigner et de faire de la recherche à l'heure du numérique, en combinant les trois : enseigner par la recherche, apprendre par la recherche, faire de la recherche sur l'enseignement, les nouveaux modes d'apprentissage...

Dans le cadre du nouveau contrat quinquennal avec Sorbonne Paris Cité qui porte l'Idefi, nous avons déposé une extension de notre master sur les "Approches innovantes et de la recherche et de l'enseignement" (AIRE). Par ailleurs, notre école doctorale qui était centrée sur les frontières du vivant développe deux nouvelles dimensions : les "frontières de l'apprendre" et les "frontières des découvertes".

C'est-à-dire ?

Traditionnellement, les écoles doctorales sont assez disciplinaires, centrées sur des projets proposés par une liste fermée de laboratoires. Au CRI, les doctorants, tous issus de laboratoires innovants, portent des projets émergents à cheval sur deux disciplines. La tour d'ivoire qui symbolise l'université telle qu'elle a existé pendant longtemps est en train de s'ouvrir en diffusant ses contenus, mais aussi en co-construisant une partie des connaissances avec toujours plus d'acteurs.

Les "frontières des découvertes" ouvrent donc sur la recherche collaborative, en misant, grâce au web, sur l'intelligence collective. Quant aux "frontières de l'apprendre" il s'agit d'aborder les nouvelles manières d'apprendre, d'enseigner et d'utiliser le numérique dans l'éducation.

Sur l'approche collaborative, vous militez pour une ouverture des savoirs et de la recherche au reste de la société. Concrètement, ça se passe comment ?

Nous créons des ponts et des ouvertures avec la société civile à différents niveaux. C'est par exemple le cas du projet "Une école, un chercheur et une expérience" initié par une enseignante de ZEP Eclair, Ange Ansour, et financé aujourd'hui par la mairie de Paris qui propose à des doctorants d'intervenir dans des écoles primaires pour faire participer des enfants à la recherche.

De même, avec Ariel Lindner, cofondateur du CRI, s'amorce un réseau international de chercheurs et de professionnels de l'éducation et de la création, engagés dans l'innovation éducative d'abord sur des sujets innovants comme la biologie synthétique. Nous initions notamment cette année igam4er.org un concours qui rapproche des designers de jeux, des enseignants et des chercheurs.

Un open lab est aussi développé par Sophie Pène et Pascal Hersen qui proposent de co-construire des dispositifs expérimentaux avec des associations, des enfants, des parents, des enseignants, des chercheurs...

Ce qui compte au CRI c'est de désinhiber les étudiants qui viennent d'horizons divers et peuvent repartir vers différents endroits

L'interdisciplinarité est la marque de fabrique du CRI. Comment la faites-vous vivre dès la licence ?

Dès la première année de notre licence Frontières du vivant, dont c'est la troisième rentrée, les étudiants sont formés par la recherche en étant mis en contact avec différents labos dans différents centres de recherche. Et ils ont des enseignements en maths, en biologie, en sociologie et histoire des sciences, en communication scientifique...

Ce qui compte au CRI, c'est de désinhiber les étudiants qui viennent d'horizons divers et peuvent repartir vers différents endroits. Un exemple ? Récemment, deux étudiants du CRI, l'un venant de biologie, l'autre de lettres, sont partis faire de l'informatique dans l'école 42 de Xavier Niel, d'autres issus de toutes les disciplines ont créé une équipe iGEM de biologie synthétique maintes fois lauréate au MIT.

Comme faites-vous pour dépasser l'approche par discipline à laquelle les chercheurs, tout particulièrement en France, sont très attachés ?

De l'école à l'université, l'interdisciplinarité se heurte parfois à des clivages. Par exemple, je ne connais pas d'autres pays qui aient un CNU (Conseil national des universités) comme gardien des disciplines et des sous-disciplines. Il est très difficile pour un jeune chercheur travaillant aux frontières d'obtenir un poste interdisciplinaire car il faut d'abord convaincre le CNU puis les jurys locaux. De même qu'il existe des ANR (Agence nationale de la recherche) blanches pour proposer des projets qui n'existaient pas jusque-là, il faudrait créer des "qualifications blanches" pour les enseignants-chercheurs qui sont au croisement de plusieurs disciplines. C'est la clé pour rendre possible l'émergence de nouveaux champs.

Il faut offrir des degrés de liberté à ceux qui veulent innover et les mettre en réseau pour qu'ils bénéficient les uns les autres de leurs réussites

C'est ce que vous appelez la "culture du oui" ?

C'est indispensable si l'on veut créer un écosystème favorable à l'innovation. L'enseignement supérieur comme l'éducation nationale ont une longue histoire. Il est difficile de réinventer les pratiques.

Se remettre en question pour entrer dans la culture du oui, cela signifie que si un étudiant veut monter un projet inédit ou si un enseignant veut enseigner différemment, il faut pouvoir leur dire oui. Cela ne veut pas dire qu'on va imposer à tout le monde le changement, mais offrir des degrés de liberté à ceux qui veulent innover et les mettre en réseau pour qu'ils évitent les erreurs communes et qu'ils bénéficient des innovations réussies.

Le modèle du CRI a-t-il vocation à se diffuser ailleurs ?

Dans le cadre de l'Idefi, nous avons un nouveau programme qui consiste à mettre en contact les meilleurs chercheurs qui innovent dans leurs pratiques pédagogiques et à les inciter à créer eux-mêmes d'autres expérimentations pour diffuser ailleurs. Par exemple, à Pékin, au Vietnam, en Colombie, en Autriche et en Indonésie des centres équivalents au CRI sont en projet. Et si demain des collègues à Grenoble, Strasbourg ou Rennes par exemple veulent créer un centre comme le nôtre, nous serons ravis de les y aider !

Emmanuel Vaillant | Publié le