Isabelle Barth : "La parité sera atteinte dans l'enseignement supérieur en 2068 !"

Sylvie Lecherbonnier Publié le
Isabelle Barth : "La parité sera atteinte dans l'enseignement supérieur en 2068 !"
Pour Isabelle Barth, la numérisation est une chance pour la réussite professionnelle des femmes. // ©  Alexis Chézière
Rédactrice en chef invitée d'EducPros, la directrice générale de l'EM Strasbourg business school commente l'actualité du mois de février 2016. Sélection en master, frais de scolarité, innovations pédagogiques, place des femmes... Pour Isabelle Barth, l'écosystème de l'enseignement supérieur doit être repensé dans sa globalité. Sinon les établissements publics risquent de se paupériser encore davantage au profit des établissments privés.

Sélection en master : "On prépare des bombes à retardement"

"Avec cet avis du Conseil d'État rendant la sélection en master illégale, on prépare des bombes à retardement. Dans ce débat, la finalité de la formation, l'insertion, est complètement occultée. En ayant des bataillons de masters 2, on passe la patate chaude aux entreprises : comment distingueraient-elles un master 2 de qualité ? On se prépare à une confusion complète et à une démonétisation du master 2.

La sélection n'est pas du darwinisme, elle donne la possibilité de signer un contrat pédagogique avec l'étudiant. Avec leurs cours en petits groupes, les M2 ont la chance d'être dans la transmission des savoirs, dans l'échange, avec ces trois piliers que sont l'enseignant, le groupe et les expériences que l'on peut développer à l'extérieur. Avec des promotions plus importantes, on perd l'excellence des masters 2.

De plus, on va assister à une fracture encore plus importante entre l'enseignement public et le privé, sur toutes les disciplines concurrentielles, notamment en management. Cette non-sélection pourrait conduire à une paupérisation de l'enseignement supérieur public qui va se retrouver avec des M2 de seconde zone face aux écoles qui pourront continuer de sélectionner. C'est une insulte faite à l'avenir des institutions et à celui des jeunes."

Frais de scolarité : "Donner un prix aux choses, c'est leur donner de la valeur"

"Les personnels de l'université travaillent avec une injonction sans cesse plus forte de travailler plus et mieux, avec toujours moins. Cela renvoie au hashtag #GorafiESR, qui circulait sur Twitter début février. Ce qui pourrait apparaître comme une plaisanterie est bien souvent la réalité dans l'université d'aujourd'hui.

Le problème des moyens est un tabou à l'université. Pourtant, il n'est pas sans conséquences, qu'il s'agisse du nombre de chaises dans une salle, de la température d'un amphi, d'un vidéoprojecteur qui clignote ou d'une bibliothèque qui ferme trop tôt, faute de moyens.

Suivre un jeune jusqu'à son insertion professionnelle demande des moyens, humains, mais pas seulement. Grâce à leur modèle économique, les écoles de management disposent de ces forces : de très bons professeurs, mais aussi et surtout du personnel sur les fonctions support qui accompagnent les étudiants. Oui, on les a sélectionnés, mais pour leur dire qu'on les accompagnerait jusqu'au bout !

Les étudiants et leurs familles doivent prendre conscience que les études sont un investissement.

Les étudiants et leurs familles doivent prendre conscience que les études sont un investissement. Sans aller jusqu'à ce qui se passe aux États-Unis, qui est un bon contre-exemple. Mais entre la gratuité absolue et les centaines de milliers de dollars dépensés outre-Atlantique pour faire des études, on peut trouver des pistes intéressantes, comme ce que propose Alain Trannoy.

Donner un prix aux choses, c'est leur donner de la valeur. Les psychanalystes le disent depuis des dizaines d'années. Si les études sont gratuites et qu'au final, on se retrouve à Pôle emploi ou chez Paul le boulanger pour des petits jobs, quel intérêt !

Mais l'étudiant ne doit pas se débrouiller tout seul. Il faut créer un écosystème. Les établissements d'enseignement supérieur doivent se vivre comme des acteurs sociaux. Si l'institution se mouille – et cela va avec la sélection, parce qu'elle croit en son étudiant, elle les soutient –, elle négocie avec lui le petit job pouvant l'aider, l'accès au prêt sans caution avec les banques, le logement avec les bâilleurs. Et attendre d'être un tout petit peu installé pour commencer à rembourser semble du bon sens. Mais cela, les banques le font déjà."

Innovations pédagogiques : "Le rôle du prof n'est plus dans la transmission"

"Avec Internet, nous sommes interpellés sur notre rapport au savoir. La connaissance est vue comme un stock, alors qu'aujourd'hui, c'est un flux. Le rôle du professeur n'est plus dans la transmission. Tous nos étudiants surfent sur Internet pendant les cours et peuvent les commenter en temps réel.

Cela demande une pédagogie différente, comme la classe inversée. Mais c'est difficile. Les étudiants n'ont pas été culturellement préparés à ces nouvelles méthodes, ils n'ont pas forcément envie de les suivre. Leur culture du débat a été asséchée au lycée, ils ont peur de poser une question, ils sont dans le contrôle social. Il y a une rééducation à faire dès le CP. Il faut être dans le questionnement, dans le débat, dans le groupe.

Cette évolution du rapport au savoir nous renvoie aux tiers lieux et aux tierces personnes que sont les ingénieurs pédagogiques. Les enseignants-chercheurs, dont je fais partie, ont besoin de personnes capables de les aider à traduire les connaissances, à les vulgariser, à les rendre pédagogiques. Tout grand mouvement produit toujours son effet contraire. Plus on est dans le numérique, plus on a envie de contacts. On va donc aller vers du blended learning [apprentissage mixte], avec des petits espaces, des chaises et des tables à roulettes, des cloisons mobiles. Mais, pour cela, il faut des moyens. Tout se tient !

Avec Internet, nous sommes interpellés sur notre rapport au savoir.

#Carte blanche - Égalité femmes-hommes : "Le plafond de verre existe aussi dans l'enseignement supérieur"

"Le plafond de verre existe dans l'enseignement supérieur. Il y a moins de 20% de femmes parmi les dirigeants de l'enseignement supérieur, 33% de femmes parmi les professeurs, 43% parmi les maîtres de conférences… Alors qu'on compte 58% de femmes en master. Selon un rapport récent, si on continue ainsi, la parité sera atteinte dans l'enseignement supérieur en 2068... Voire en 2075 ! Mener des actions fondatrices pour accélérer le processus semble une évidence ! Commençons déjà par arrêter de ne parler que des success stories, regardons la réalité en face : les chiffres sont têtus.

Sur le temps formel (les réunions), tout va bien. Mais c'est sur le temps informel (boire un verre après la réunion par exemple) que les écarts se creusent. Or c'est souvent lors de ces temps que les décisions se prennent, que les réseaux se constituent. C'est beaucoup plus difficile de faire changer ce qui est sous l'iceberg que ce qui est au-dessus. 

Beaucoup d'entreprises ont été interpellées par leur client, pour leur réputation. Elles sont obligées de se poser des questions. L'université est dans un vase clos et n'a pas à répondre à ces interpellations. À l'université, on n'en parle pas, en se masquant derrière la pseudo-égalité, qui cache l'autocensure et les rapports de force. L'université fonctionne avec des clans et on ne réforme pas un clan de l'intérieur.

Dans l'enseignement supérieur, le déroulement de la carrière joue beaucoup sur l'égalité hommes-femmes. Quand vous passez le concours de l'agrégation de l'enseignement supérieur, comme je l'ai fait, vous vous retrouvez à l'autre bout de la France. Quand j'ai été nommée professeure, j'ai eu le choix entre Paris, Metz, Lille... Alors que j'habitais Lyon et que j'avais une vie de famille. J'ai fait le choix pendant trois ans d'aller à Metz et de faire des allers-retours. Combien de femmes ont renoncé parce qu'elles n'avaient pas envie de rentrer dans ce scénario de l'impossible, alors que cela paraît plus réalisable pour un homme ?

Plus globalement, la numérisation est une chance pour les femmes. Dire de ne pas envoyer de mails, excepté entre 9 heures et 17 heures, c'est rester dans des cadres figés. Moi, ce qui m'a aidé, c'est de pouvoir travailler le dimanche, la nuit, répondre à des mails à 4 heures du matin. À 8 heures, j'étais présente au petit-déjeuner avec mes enfants et le mercredi, je les accompagnais à leurs activités. Mon moteur a toujours été l'envie. Si je n'avais pas pu déstructurer mon temps de travail, je n'aurais pas réussi. Les méthodes trop structurantes renvoient aux mêmes rigidités, car c'est peut-être le week-end, pendant que mes enfants sont au square avec mon mari, que je vais pouvoir travailler. C'est comme ça que j'ai écrit ma thèse de doctorat en tout cas."

Aller plus loin
- Le blog d'Isabelle Barth "Cracking the management code", et ses derniers billets sur la sélection en master : "la diplômite aiguë" et "l'uberisation des talents"

- Sa biographie EducPros

- Le rédacteur en chef invité de janvier 2016 - Olivier Faron : "En formation continue, c'est une révolution culturelle dont l’université a besoin"
Sylvie Lecherbonnier | Publié le