Isabelle Barth (EM Strasbourg) : «Pour les recruteurs, les garçons vont vouloir monter dans la hiérarchie, pas les filles»

Isabelle Maradan Publié le
Isabelle Barth (EM Strasbourg) : «Pour les recruteurs, les garçons vont vouloir monter dans la hiérarchie, pas les filles»
Isabelle Barth, EM Strasbourg // © 
Les représentations des carrières ont-elles un sexe ? C'est sur cette question qu'Isabelle Barth, professeure et directrice générale de l’EM Strasbourg, a mené l'enquête auprès de plus de 300 étudiants en écoles de commerce et de 50 recruteurs. Une étude, dévoilée à l’occasion de la Journée des femmes du 8 mars 2013, qui montre le poids des représentations dans la sphère professionnelle comme dans la sphère privée.

Pourquoi avoir piloté une enquête sur les représentations sexuées des carrières chez les recruteurs et étudiants en écoles de commerce ?

Tout est parti d’une problématique observée à l’École de management de Strasbourg. Alors que 50% des étudiants sont des étudiantes, les filles sont globalement payées 12% de moins que les garçons lors de leur premier emploi à la sortie de l’école. Et ces écarts se creusent ensuite avec l’arrivée du premier enfant. Cette problématique ne concerne évidemment pas que l’EM Strasbourg, mais l’ensemble de l’enseignement supérieur et de la société en général.

Quelles sont les principales différences concernant les aspirations professionnelles des jeunes interrogés ?

Nous avons plutôt revalidé des choses sur ce thème, qui est beaucoup traité à l’international. Les garçons ont d’emblée une préoccupation de promotion et de revenu financier, alors que les filles se soucient en priorité de la conciliation entre vie professionnelle et vie privée. Elles anticipent la vie de famille dès ce moment-là.

Cette étude nous a aussi mené à confirmer le besoin de légitimité des femmes. Elles ont du mal à se sentir d’emblée légitimes. Elles vont, par exemple, attendre sagement la promotion, alors que les garçons vont se positionner très clairement quand ils la souhaitent. Les filles ont un rapport différent au pouvoir : elles ne le cherchent pas par rapport au statut social et fonctionnent plutôt en fonction de l’intérêt du projet. Cette attitude contribue à consolider le «plafond de verre», c’est-à-dire la difficulté d'accès des femmes aux postes supérieurs, qu’on qualifie également de «plancher collant», pour dire leur difficulté à progresser dans la hiérarchie.

Votre enquête a notamment porté sur la perception que les jeunes gens ont des attentes de leur entourage en fonction de leur sexe. Quel rôle l’entourage joue-t-il ?

Nous n’avons pas précisément défini l’entourage. Il ne s’agit pas forcément du parent, mais d’un référent, de l’entourage personnel ou professionnel, à qui l’on va demander conseil. Il en ressort que l’entourage joue toujours un rôle modérateur, voire sur-modérateur avec les jeunes filles. Lorsqu’une jeune femme demande conseil pour savoir si elle doit négocier, brandir sa démission ou encore aller au clash, l’entourage va lui conseiller de ne pas le faire, tandis qu’il va inciter un garçon à prendre des risques. L’entourage a tendance à protéger beaucoup plus les filles que les garçons. C’est quelque chose que les pédopsychiatres ont déjà mis en avant. Dès la petite enfance, le garçon va être plus encouragé à la prise de risque et la fille à la patience. La prise de risque est «genrée» et on lui attribue des codes masculins, comme la recherche du pouvoir.

Dès la petite enfance, le garçon va être plus encouragé à la prise de risque et la fille à la patience



Que fait apparaître l’étude des représentations croisées, c’est-à-dire le regard des filles et des garçons sur chacun des deux sexes ?

Les filles voient les garçons beaucoup plus courageux et ambitieux qu’ils ne se voient eux-mêmes. Et les garçons jugent les filles plus modérées et patientes qu’elles ne se considèrent elles-mêmes. Chaque sexe se représente les comportements de l’autre sexe de façon plus stéréotypée que ne le fait chaque groupe pour lui-même. Si l’on veut aller vers l’égalité, il faut travailler à la fois sur l’évolution des représentations chez les filles et chez les garçons. J’étais d’ailleurs assez surprise de voir que les uns et les autres ne s’étonnaient pas des résultats de l'enquête et de la vision très conservatrice qui en ressortait.

Les recruteurs interrogés ont-ils également une représentation sexuée des carrières ?


Nous leur avons proposé le CV d'une personne ambitieuse, dynamique, mobile, investie et capable de se vendre. Nous l’avions prénommée «Dominique Martin». Après avoir évalué les qualités du candidat, les recruteurs concluaient majoritairement qu’il s’agissait d’un homme. A priori, dans leur vision, les garçons vont massivement vouloir monter à toute allure dans les échelons et pas les filles. C’est un cercle au cœur duquel se trouve la problématique des représentations. Le processus de catégorisation homme-femme devient du préjugé. Face au même scénario, les étudiants eux-mêmes s’attendaient majoritairement à trouver un homme.

Comment ces représentations se traduisent-elles concrètement ?

À carrière égale, les écarts de salaires entre femmes et hommes sont de 17% en moyenne dans l’ensemble des professions. Cela s’explique notamment par le plafond de verre et donc les différences de promotions selon les sexes. Et puis, comme les femmes sont absentes des instances de gouvernance, le système se reproduit. Les codes du pouvoir sont masculins et les femmes qui y accèdent ont tendance à surcoder leur masculinité ou à «surjouer» leur féminité. L’enjeu est de travailler avec les uns et les autres pour les déshabiller de leurs représentations. C’est une question d’éducation, qui commence dès l’école. Il suffit de regarder les rôles attribués aux hommes et aux femmes dans les manuels scolaires ! Il faut que les femmes aient confiance en elles dès le plus jeune âge.

L’enjeu est de travailler avec les uns et les autres pour les déshabiller de leurs représentations. C’est une question d’éducation, qui commence dès l’école


Le travail à mener sur les représentations sexuées des rôles concerne donc l’ensemble de la société…

La reproduction bourdieusienne n’est pas morte ! En France, en 2013, on va dans le bon sens, mais il est vrai que, malgré les lois sur cette question, il reste des écarts salariaux importants. La carrière se joue entre 30 et 45 ans, à l’âge où les femmes deviennent mères. Il faut pousser les hommes qui y aspirent à être plus présents dans la sphère privée. D’autres pays peuvent nous inspirer. Le Québec est très en avance et travaille sur ces questions depuis des années. En Norvège, par exemple, lorsque les hommes ne prenaient pas les congés paternité, les allocations familiales étaient supprimées. En Espagne aussi, ils ont pris le taureau par les cornes et sont entrés par l’angle du privé, en poussant notamment au réinvestissement du foyer par les hommes. Cela a visiblement accéléré la montée en puissance des femmes au travail. Tout ce qui concourt à faire en sorte que les jeunes femmes puissent avoir un enfant tout en alliant une vie professionnelle et en menant une carrière doit être tenté.

Avez-vous prévu de travailler sur ces représentations avec les étudiants de l’EM Strasbourg ?

Nous lançons une journée-forum pour travailler sur les représentations et un programme en e-learning, avec des visionnages de films, de vidéos, de pièces de théâtre, pour les aider à prendre conscience des préjugés en général. Nous allons au-delà des représentations des rôles genrées et évoquons aussi l’apparence physique, le handicap, le vieillissement...

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