Jack Bauer convoqué en cours de philo

Propos recueillis par Isabelle Maradan Publié le
Jack Bauer convoqué en cours de philo
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Professeur de philosophie au Lycée Gustave Eiffel à Rueil Malmaison (92) et auteur de Philosophie en séries, Thibaut de Saint Maurice convoque Jack Bauer et autres héros de séries télévisés dans ses cours. Une démarche pédagogique originale qui lui permet d'intéresser plus facilement ses élèves aux thématiques et aux textes philosophiques.

En amenant les séries télévisées dans vos cours de philo, vous tordez le cou à l’idée selon laquelle la « vraie culture » des livres s’oppose à la « sous culture » télévisuelle ?

L’idée est en effet assez répandue, et particulièrement dans le monde enseignant, selon laquelle la télévision serait l’ennemi du savoir et ferait l’apologie de la superficialité, du fun… Mais on a considéré le cinéma de la même façon vingt ou trente ans après son invention. Et dans dix ans, je pense que certaines séries seront reconnues comme des œuvres au même titre que certains films de cinéma. Il y a d’ailleurs à l’université des gens très intéressants, et même des pontes, comme Sandra Laugier en Picardie, qui font des travaux sur les séries en philo. La série A la maison Blanche a fait l’objet d’une épreuve à l’agrégation d’anglais, à propos de la figure du président américain. Et la très sérieuse Raison publique, la revue universitaire de philosophie éditée par les Presses Universitaires Paris-Sorbonne a consacré son numéro d’octobre 2009 aux séries télévisées. Dans chaque genre, il faut distinguer les chefs-d’œuvre et les échecs.

"Dans dix ans, je pense que certaines séries seront reconnues comme des œuvres au même titre que certains films de cinéma."

Votre proposition de philosopher en regardant la télé n’a pas dû faire l’unanimité…

On a pu me reprocher une certaine démagogie, en disant que j’allais dans le sens des élèves, ou pire encore, vers la médiocrité, au lieu de les élever. Cela revient à mépriser leur culture, ce qui n’est pas mon cas. L’accusation de démagogie pourrait valoir si mon livre était truffé d’images et ne parlait que des séries. Or il n’en est rien. Chacun des treize chapitres met en rapport une série et au moins une notion du programme de philosophie de terminale. Et chaque chapitre propose deux ou trois textes philosophiques. J’aurais eu du mal à faire de la philo sur des romans Arlequin. Tout simplement parce que la pauvreté de la forme, les personnages stéréotypés et la répétition du schéma narratif n’en font pas des œuvres qui permettent une réflexion sur soi. Ce n’est pas du tout le cas des séries dont je parle.

Votre livre s’appuie donc sur les personnages principaux de ces séries pour conduire les élèves à la lecture des textes philosophiques. Comment cette idée est-elle née ?

De mon expérience de cours. Comme je le raconte dans le livre, j’ai senti un jour que mes élèves m’échappaient alors que je tentais de leur expliquer le raisonnement expérimental pour la troisième fois. En écrivant au tableau, j’ai pensé à Greg House, le héros de Dr House, qui pose sur son tableau les symptômes des malades, les hypothèses, les examens et le diagnostic différentiel. J’ai demandé à mes élèves s’ils connaissaient Greg House et cela m’a permis de récupérer leur attention. Nous avons pu décortiquer les étapes du diagnostic différentiel, comme dialogue entre raison et expérience, et revenir au texte et à son analyse. Sans perdre à nouveau mes élèves. Ce livre est celui d'un fan de séries. A force de les regarder, je peux attester qu'elles sont plus que divertissantes

Cette démarche, plutôt originale, renforce-t-elle l’intérêt de vos élèves pour la philo ?

C’est un peu gênant de dire cela, parce que cela paraît très immodeste, mais mes cours se passent très bien et je pense que mes élèves ont plaisir à venir en cours. Lorsqu’ils m’entendent parler leur langue je les sens rassurés. Attention, quand je dis parler leur langue, cela ne veut pas dire que je leur dis que je « surkiffe » quoi que ce soit ! Cela signifie simplement que je ne suis pas étranger à leur culture. J’appartiens à une génération de profs qui a grandi avec la télé, la connaît bien, et sait repérer ce qu’elle peut proposer de divertissant, de créatif... J’ai 30 ans, un parcours académique, puisque j’ai fait deux ans de prépa littéraire, puis la fac, avant de passer le CAPES. Et je suis aussi fan de séries, lesquelles séries font partie de la culture commune que je partage avec les élèves. La richesse des personnages et la diversité des histoires que racontent les séries sur lesquelles je m’appuie en font une très bonne matière à réflexion.

"La richesse des personnages et la diversité des histoires que racontent les séries (...) en font une très bonne matière à réflexion."

Pour la plupart d’entre eux, la philosophie est d'abord quelque chose d’abstrait et le prof de philo celui qui dit des choses que l’on ne comprend pas et lit des gros livres. Il faut « vendre » son sujet. C’est pour cette raison que je tenais à ce que ma parole ne soit pas seulement descendante, avec un propos magistral. Il ne faut pas être dans la confrontation, mais dans une empathie bienveillante pour que le cours se passe au mieux. Prendre le temps de regarder ces programmes et d’en faire quelque chose en fait partie. Je pense que rien n’est étranger à la réflexion philosophique, si la réflexion permet de débusquer l’implicite du réel. J’ai toujours veillé à partir d’un terrain commun. Qu'il s'agisse de l’actualité politique ou des séries télé, c’est la même démarche.

La « saison 2 » de votre ouvrage est-elle programmée ?

Un nouvel ouvrage paraîtra en septembre-octobre 2010, avec de nouvelles séries et de nouveaux thèmes, qui sont toujours des notions étudiées en philosophie en terminale. Je vais mélanger des séries très populaires et moins populaires et introduire quelques séries françaises comme Braquo, Pigalle la nuit ou Kaamelot. Et puis, il y aura toujours des séries américaines, comme Glee, qui porte sur une chorale dans un lycée. Elle cartonne déjà aux Etats-Unis et va débarquer prochainement en France. A partir de Glee, on peut poser la question de l’identité à l’âge du lycée et s’interroger sur le langage. Mais l’idée n’est pas de plaquer tout le programme de terminale sur des séries. Après ce livre là, je passerai à autre chose. J’ai déjà une idée, mais je ne peux encore rien en dire.

Qui a dit qu'il fallait choisir entre faire de la philo et regarder la télé ?

Les grandes séries à succès mettent en scène les grandes questions de l'existence. L'auteur en fait donc le point de départ d'une réflexion philosophique, analysant une série pour conduire à la lecture des textes de philosophes sur la morale, le devoir, le sujet, la conscience, la justice, le travail... Autant de notions qui sont au programme du bac.

Philosophie en séries - Thibaut de Saint Maurice - Ellipses- septembre 2009

Propos recueillis par Isabelle Maradan | Publié le