Julien Barrier (Sciences Po/CNRS) "Avec le financement par projet, on assiste à une rationalisation du travail de recherche"

Propos recueillis par Fabienne Guimont Publié le
Julien Barrier (Sciences Po/CNRS) "Avec le financement par projet, on assiste à une rationalisation du travail de recherche"
Julien Barrier, doctorant au CSO. // © 
Le financement de la recherche publique et ses modes d’évaluation sont au centre de la réforme en cours. Devant le conseil des ministres du 28 avril 2008, Valérie Pécresse a rappelé que les moyens de fonctionnement accordés aux laboratoires publics avaient augmenté de 25% depuis 2005, grâce aux financements de l’ANR, des pôles de compétitivité et des contrats européens. L’occasion de revenir sur les évolutions dans la structure des financements de la recherche. Julien Barrier, doctorant au CSO (Centre de sociologie des organisations CNRS/Sciences Po) donne son éclairage sur ce sujet. Il achève sa thèse sur les politiques, le financement et l’organisation de la recherche académique en France, plus particulièrement à partir de données recueillies dans les laboratoires des sciences de l'ingénierie et de l’information, entre 1982 et 2006.

Depuis le début des années 1980, comment se sont diversifiées les sources de financement des laboratoires en France ?

On observe une diminution des financements publics de base (ou récurrents) – infrastructure et fonctionnement des laboratoires – et en revanche une augmentation des financements en provenance des collectivités territoriales, de l’Europe, des appels à projet nationaux et des industriels. Dans les sciences de l’ingénieur, en moyenne, ces financements industriels sont passés de 2 ou 3 % à environ à 15 % dans les budgets des laboratoires. Les collectivités territoriales, l’Europe et les appels à projets nationaux représentent chacun de 15 à 20% % dans leurs budgets contre environ 35% pour les financements de base accordés par les grands organismes et les universités. La diversification et la concurrence pour les  financements favorisent les laboratoires les plus riches, qui deviennent encore plus riches. Il n’y a pas de politique de compensation des crédits mais plutôt une politique de concentration : au plus vous avez des financements publics, au plus vous avez du matériel, des post-doctorants et au plus vous êtes susceptibles d’attirer des partenaires industriels. Les appels d’offres sur les contrats ANR dans des domaines plus appliqués demandent notamment que le laboratoire ait noué un partenariat industriel. Il y a un effet de renforcement des sources de financement les unes envers les autres. Une étude de l’IGF (inspection générale des finances) montre que les financements industriels se concentrent sur une petite partie des laboratoires. Et contrairement à une idée répandue, les laboratoires qui font de la recherche fondamentale de haut niveau peuvent aussi avoir des relations poussées avec l’industrie. L’innovation de rupture demande souvent des recherches très fondamentales. 

Quelles sont les conséquences sur le travail des chercheurs dans les laboratoires ?

En 30 ans, le nombre d’adresses et d’auteurs dans les publications scientifiques a à peu près doublé, on voit de plus en plus de partenariats entre universités, industriels et grands organismes. Les sources de financement plus éclatées et cette recherche de plus en plus partenariale augmentent les tâches administratives à gérer dans les laboratoires. Les coûts de coordination, la réflexion stratégique à mener sur les partenariats sont beaucoup plus importants pour les équipes de recherche. Il faut trouver le bon partenaire, se positionner dans un champ porteur…Par ailleurs, avec le financement par projet – basé sur une échéance entre deux et trois ans – on assiste à une sorte de rationalisation du travail de recherche. Cela pose en retour le problème de la capitalisation de savoirs entre les différents projets - qui répondent à des interlocuteurs différents, selon les sources de financement – et au manque de temps pour maturer une publication scientifique de haut niveau. 

Cela demande de nouvelles compétences…

Il y a une division du travail de plus en plus claire au sein du laboratoire. Les différences entre chercheurs et directeur de labo qui étaient surtout statutaires, deviennent plus fonctionnelles : les doctorants sont avant tout assignés aux recherches expérimentales, le responsable d’équipe monte des projets et le directeur de labo est un lobbyiste. Il y a 30 ans, le directeur de labo était un notable, un mandarin qui défendait son laboratoire auprès du ministère ou du CNRS. Aujourd’hui, c’est un lobbyiste, un « VRP de luxe » qui assure beaucoup de fonctions administratives et de représentation. Il est inséré dans des réseaux régionaux, ministériels, industriels, européens. Les structures de type réseaux se multiplient dans un environnement plus concurrentiel et plus partenarial car les laboratoires en ont besoin : pour se rendre visibles auprès des financeurs, des partenaires potentiels et comme support de networking. La concurrence entre laboratoires se fait aussi à travers ces réseaux alors qu’avant la concurrence s’exerçait surtout entre individus. 

Comment sont perçues les restructurations des grands organismes de recherche ?

Le système d’appel à projets ou sur des thématiques de l’ANR (agence nationale de la recherche) accentue le raccourcissement des cycles de recherche, et la recherche orientée sur des thématiques précises. Ce que redoutent les chercheurs, c’est de ne plus trouver de ressources pour assouplir leur fonctionnement, trouver des marges de manœuvre pour faire de la recherche exploratoire. Alors que par exemple dans les années 1980, les financements militaires des laboratoires en ingénierie s’inscrivaient dans des contrats de trois ans renouvelables et permettaient de développer des compétences fondamentales (sur le laser par exemple), parallèlement au financement de grands équipements, le financement sur projet aujourd’hui se cale sur des cycles d’innovation industriels beaucoup plus courts. Dans cet environnement, les laboratoires cherchent des sources de financement moins contraignantes et à plus long terme auprès du CNRS ou des universités. Les collectivités territoriales jouent aussi le rôle d’amortisseurs par rapport aux appels sur projets en finançant de grosses infrastructures ou des projets plus longue échéance sur des priorités régionales. Les ANR dites « blanches » sont aussi une piste pour donner de la souplesse.

Propos recueillis par Fabienne Guimont | Publié le