À l'université Paris 8, la loi Travail, une matière à part entière

Camille Stromboni Publié le
À l'université Paris 8, la loi Travail, une matière à part entière
Les étudiants de l'université Paris 8 sont mobilisés depuis trois semaines contre la loi El Khomri. // ©  Simon LAMBERT/HAYTHAM-REA
Depuis trois semaines, l’université Paris 8, partiellement occupée, vit au rythme du mouvement contre la loi El Khomri. Certaines UFR ont décidé de faire grève, d'autres non. Alors qu’une troisième manifestation se déroule ce jeudi 24 mars 2016, trois enseignants mobilisés décrivent la façon dont ils adaptent leurs enseignements au mouvement, entre ateliers alternatifs et débats d'actualité.

Eric LecerfÉric Lecerf, maître de conférences en philosophie : "C’est essentiellement un mouvement d’étudiants, ce sont eux le moteur"

"Paris 8 semble être l’une des universités les plus investies dans le mouvement, depuis près de trois semaines. La situation est contrastée selon les disciplines. Certains départements, comme la philosophie, ont voté un arrêt total, d’autres ont choisi une mise en grève partielle, d’autres une fermeture seulement les jours de manifestation…

C’est essentiellement un mouvement d’étudiants, ce sont eux le moteur. Les enseignants-chercheurs sont présents par solidarité, dans les manifestations, et à la demande des étudiants, qui organisent de nombreux débats sur le campus.

En philosophie, tous les cours sont arrêtés depuis le début du mouvement. Mais je suis plus présent que d’habitude ! Mon domaine de recherche est le travail, j’accompagne donc les débats autour du salariat, de l’emploi, du travail… Par exemple, nous avons repris des discours de François Hollande pour les analyser. Chacun travaille selon sa discipline : en cinéma, ils ont réalisé des montages vidéo.

Les étudiants ont eu la sagesse de ne pas bloquer l’université – hormis pendant quelques heures les jours de manifestation. Je suis bluffé par leur sérieux. Certes, il y a des tags — ce qui n’est pas dramatique –, mais il n’y a, jusqu’ici, aucune perte du matériel ou dégradation de locaux.

La présidence de l’université a eu une bonne attitude — je peux le dire d’autant plus que je suis dans l’opposition –, en respectant une certaine neutralité. Elle a simplement appelé, les jours de manifestations, à ne pas comptabiliser les absences ni prévoir de partiels.

Fermer l’université, puis faire appel aux forces de l’ordre comme à Tolbiac, c’est créer le conflit. Alors que l’ambiance est très calme chez les étudiants.

Si le mouvement se poursuit jusqu’aux vacances de Pâques, la question qui va bientôt se poser est celle de la validation du semestre. Un sujet traditionnellement source de tensions. Il faudra ouvrir une vraie discussion."

Fermer, comme à Tolbiac, c’est créer le conflit.

Jean-Raphaël Bourge université Paris 8Jean-Raphaël Bourge, chargé de cours en science politique :"Nous avons voté la grève, mais active : avec des cours de substitution"

"Comme en philosophie, le département de science politique est en grève. Du côté des enseignants, nous fonctionnons en 'collectif', c’est-à-dire qu’un certain nombre de décisions de fonctionnement sont prises lors de réunions avec l’ensemble des collègues. La grève a été décidée dans ce cadre.

Mais une grève active : si les formations classiques sont arrêtées, nous avons mis en place des cours de substitution, sur toutes les questions que pose ce mouvement social. L’emploi du temps de ces deux dernières semaines est donc… chargé !

En revanche, nous continuons à encadrer nos étudiants qui travaillent sur des mémoires ou qui bouclent leurs dossiers Erasmus.

Ce choix permet aux étudiants qui le souhaitent de s’investir dans la mobilisation sans être pénalisés dans leurs études. Nous essayons aussi de faire l’intermédiaire avec les autres UFR. Nous avons discuté cette semaine de la question de la validation du contrôle continu, nous allons devoir être créatifs. Tout dépend de la suite du mouvement.

Même si ce n'est pas l'enrichissement académique traditionnel, ces mobilisations sont formatrices pour nos étudiants : c’est presque de la sociologie politique en direct !

Il faut souligner l’intelligence du mouvement : les étudiants sont très responsables, vigilants aux locaux et au matériel. Ils ont libéré l’amphi 10 – occupé en permanence – pour permettre aux événements de la Semaine de l’Art d’avoir lieu. Ils organisent des rotations d’équipes de ménage dans les amphis."

Paris 8 - emploi tu temps alternatif - département sciences politique (capture twitter)

Charles Soulié - université Paris 8Charles Soulié, maître de conférences en sociologie :"La qualité des débats m'impressionne"

"Notre département est dans une position intermédiaire, entre ceux qui ont voté l’arrêt total, comme la science politique, et ceux qui ne font pas grève, comme le droit et l’économie.

Il y a des assemblées générales impulsées par les étudiants, des motions, l’idée de cours alternatifs, une salle occupée... Mais les cours sont maintenus. Le calendrier s’adapte aux moments forts de la mobilisation.

L’université Paris 8 fait en tout cas preuve d’une belle ouverture d’esprit. J’ai le sentiment qu’ailleurs, c’est beaucoup plus répressif. C'est une tendance générale dans notre société : la tolérance aux mouvements sociaux et aux débordements s’est beaucoup affaiblie, c’est un trait de notre époque.

C'est bien que nos étudiants puissent vivre ces expériences. Sinon, on peut aussi transformer l’université en école professionnelle et arrêter d’en faire le lieu de la réflexion.

C'est bien que nos étudiants puissent vivre ces expériences. Sinon, on peut aussi transformer l’université en école professionnelle et arrêter d’en faire le lieu de la réflexion, de la discussion, où l’on se crée une conscience politique. Paris 8, c’est tout de même l’ancienne Vincennes, le centre universitaire expérimental créé au lendemain de mai 1968.

Présent depuis quinze ans dans l’établissement, je trouve en outre ce mouvement social remarquable. Son organisation et la qualité des débats m’impressionnent, alors que les conditions sociales et politiques sont terribles, avec ces nouveaux attentats à Bruxelles.

Il y a un grand souci de démocratie. Les étudiants comptabilisent les prises de paroles des hommes, des femmes, des personnes racisées, des encartés… Avec cette vigilance à ce que tout le monde s’exprime, pas seulement les 'hommes-blancs-encartés' ! C'est très intéressant."

La présidente de Paris 8 solidaire mais vigilante
Camille Stromboni | Publié le