Olivier Oger : "Ma principale difficulté en trente ans ? Le dialogue avec la gouvernance"

Cécile Peltier Publié le
Olivier Oger : "Ma principale difficulté en trente ans ? Le dialogue avec la gouvernance"
Pour Olivier Oger, les principaux défis qui attendent les business schools françaises sont d'ordre pédagogique et concernent la transmission des savoirs et l'intégration des questions sociétales dans les curricula. // ©  EDHEC
Le plus ancien directeur de business school d'Europe s'apprête à prendre sa retraite. Avant de passer la main le 31 août 2017 à Emmanuel Métais, Olivier Oger fait pour EducPros le bilan de ses trois décennies passées à la tête de l'Edhec.

Comment êtes-vous arrivé à l'Edhec ?

Un peu par hasard... À la fin de mes études d'économie, en 1976, j'ai commencé à enseigner dans plusieurs institutions de l'université catholique de Lille. En parallèle, j'ai créé ma société de conseil en stratégie pour le secteur agricole.

En 1988, mon entreprise comptait une dizaine de salariés et des clients importants, dont un gros semencier, pour lequel j'avais imaginé un système complexe d'acheminement des produits à travers le monde. Son PDG présidait alors le conseil d'administration de l'Edhec. Lorsque le poste de directeur s'est libéré, il me l'a proposé.

J'ai accepté, un peu par curiosité. À l'époque, l'idée était de rester en poste quatre ou cinq ans...

Et finalement l'aventure a duré trente ans... Vous n'avez jamais eu envie d'aller voir ailleurs ?

Il est vrai que je suis le plus ancien directeur en poste... en Europe ! Mais non, je n'ai jamais eu envie de partir. Dès mon arrivée, j'ai senti à l'Edhec un énorme potentiel de développement, avec le sentiment que ce travail serait reconnu. Ce qui n'était pas le cas à l'université.

Ces trois décennies n'ont pas été linéaires. J'identifie trois périodes, qui ont coïncidé avec les mandats des trois présidents successifs : 1988-1998, la période d'imitation ; 1998-2008, la période de différenciation et, depuis 2008, celle de l'internationalisation.

Vous décrivez la première décennie comme la période du "benchmark et du copiage". Pour quelles raisons ?

En 1988, l'Edhec comptait une dizaine de professeurs permanents, autant d'administratifs, 700 étudiants et ne dépassait pas les 30 millions de francs (environ 5 millions d'euros) de budget.

En matière de classements, l'école était au coude-à-coude avec l'EM Lyon, l'ESC Reims, l'ESC Rouen et l'ICN. Selon les classements, nos places oscillaient entre la 4e et la 7e. Audencia n'existait pas encore et GEM (Grenoble École de management) venait tout juste d'être créée.

En arrivant, je me suis engagé à faire de l'Edhec la 15e business school d'Europe. Pour progresser, nous avons regardé ce que faisaient les écoles placées devant nous – HEC, l'Essec et l'ESCP Europe notamment – et nous avons adopté la même stratégie : durcissement de la sélection à l'entrée de nos cursus, amélioration de la qualité du corps professoral, en donnant la priorité aux docteurs et aux titulaires d'un PHD, création d'un service carrière, développement du réseau de partenaires à l'international...

En arrivant, je me suis engagé à faire de l'Edhec la 15e business school d'Europe.

Cela a-t-il fonctionné ?

Oui, mais comme toutes les écoles ont fait de même, elles ont toutes progressé à la même vitesse ! Et nos progrès, à mon grand dam, ne sont pas apparus tout de suite dans les classements ! Mais une décision, qui aurait pu être catastrophique pour l'école, nous a en réalité été bénéfique.

Juste avant ma nomination, la gouvernance de l'école avait accepté la proposition du conseil général des Alpes-Maritimes d'installer un campus de l'Edhec à Nice, moyennant une aide financière. L'école, qui ne bénéficiait d'aucune subvention, y a vu une opportunité de développement... L'installation de ce campus n'a pas été facile : nous avons été attaqués de toute part, il a fallu prouver que Nice valait Lille... Avec le recul, je suis persuadé que, grâce à Nice, l'Edhec a gagné en maturité de management, de gestion, mais aussi en qualité pédagogique.

À cette même période, vous décidez de créer l'Espeme, l'actuel BBA. Pour quelles raisons ?

À la fin des années 1980, le programme grande école de l'Edhec commençait à recruter de plus en plus de candidats originaires de toute la France. En créant l'Espeme, rebaptisée depuis Global BBA, l'idée était de répondre aux besoins du territoire. Mais ce programme postbac en quatre ans, orienté PME, a été accueilli plus que fraîchement par les étudiants issus de prépa et leurs familles, qui souffraient alors d'un petit complexe de supériorité...

Je me suis battu pour porter ce programme, mais je ne le regrette pas. Aujourd'hui, le BBA, repositionné depuis progressivement vers les grandes entreprises, est un marché essentiel pour notre école.

À partir de 1998, l'école connaît une accélération de sa politique internationale. Comment l'expliquez-vous ?

Après le décès accidentel de son prédécesseur, fin 1997, Bernard Fournier a pris la présidence de l'école. Président de Xerox, il était un habitué des certifications ISO. Et dès leur création, il nous a poussés à solliciter Equis et AACSB. Ce qui marque le début de notre internationalisation. Puis, au début des années 2000, nous avons commencé à recruter des professeurs étrangers et, dès 2005, tous nos cours ont basculé en anglais.

Pour émerger sur la scène internationale, Bernard Fournier nous a également conseillé de nous spécialiser. En 2000, l'Edhec a ainsi lancé un appel d'offres auprès de ses professeurs, avec un processus de sélection et un financement à la clef pour les gagnants. C'est ainsi que deux projets de recherche ont émergé : l'un en droit, l'autre en marketing. Le premier reste aujourd'hui l'un de nos axes de différenciation fort. Le second a rapidement été abandonné.

En 2002, le recrutement de Noël Amenc, puis celui de Lionel Martinelli, a marqué le début de notre spécialisation en finance, qui a tant compté dans notre développement, avec la mise en place d'une recherche au service des entreprises. Le classement de notre master in finance à la place de numéro 1 mondial dans le dernier palmarès finance du "Financial Times", vient couronner cette stratégie. 

Ensuite, pour poursuivre cet effort d'internationalisation, nous avons misé sur la formation continue, indispensable pour crédibiliser notre offre Edhec for business. C'est un marché exigeant, mais nous sommes en passe d'atteindre nos objectifs : avec 15 millions d'euros annuels de chiffre d'affaires, elle représente aujourd'hui notre deuxième source de revenus après la recherche partenariale.

Quelles principales difficultés avez-vous rencontrées en tant que directeur ?

Le dialogue avec la gouvernance, sans aucun doute ! Le conseil d'administration de l'Edhec compte une majorité de représentants d'entreprises. Or, ces personnalités, qui définissent les grands axes stratégiques de l'école, sont parfois très éloignées du métier... Toutes ces années, il a fallu faire le grand écart entre cette vision parfois très corporate, et la perception en interne, et notamment celle du corps professoral, pouvait avoir de la stratégie de leur institution.

Pour preuve, ma succession a donné lieu pendant six mois à des discussions très vives avec une partie du conseil sur le profil à privilégier, certains pouvant être très tentés par la nomination d'un dirigeant "hors sol", sans expérience de notre environnement académique et de ses lois si spécifiques.

L'enseignement supérieur a ses contraintes il est vrai, elles peuvent être perçues par certains comme "old school", mais c'est ce qui est passionnant : ces interactions, voire ces tensions permanentes, entre les étudiants, les professeurs, les diplômes, les administrateurs...

Heureusement, Emmanuel Métais a été nommé à l'unanimité par le conseil. Cette situation m'amène à penser qu'une réglementation nationale, fixant des quotas de personnels académiques et d'étudiants siégeant dans les conseils, faciliterait les choses...

Les représentants d'entreprises [siégeant au conseil d'administration], qui définissent les grands axes stratégiques de l'école, sont parfois très éloignés du métier.

Et puis, en tant que directeur, j'ai aussi vu plusieurs étudiants mourir... Il y a encore quelques années, les bus de nuit et services de voituriers n'existaient pas, et nous perdions un étudiant par an dans un accident de la route...

En 2013, un accident survenu chez un étudiant lors d'une soirée a été un événement difficile à gérer. Mais il nous a permis d'engager un dialogue renforcé avec nos étudiants et de refondre de la vie étudiante.

Que pensez-vous de votre successeur ? Pas facile de prendre votre suite...

J'ai proposé et soutenu la candidature d'Emmanuel Métais, même si je n'étais pas opposé par principe à une candidature extérieure.

La difficulté, pour lui, sera de marquer son territoire. J'ai recruté presque tout le monde ici... Il devra affirmer son autorité face à un corps professoral dont il a longtemps été l'un des membres.

Et vous, quels sont vos projets. Allez-vous continuer à travailler pour l'Edhec ?

Je resterai à disposition si mon successeur a besoin d'un conseil, mais je crois qu'il est plus sain de partir ailleurs.

Pour me venger (rires) de mon ancienne gouvernance, je vais notamment devenir administrateur d'une grande banque française.

Je vais aussi mettre mon expérience au service de l'association Deans Across frontiers, qui soutient les business schools dans les pays en développement, et bien sûr, je continuerai les audits Equis et AACSB. Après, on verra !

Vous qui analysez le secteur des business schools depuis trente ans, que pensez-vous du marché français ? Nos écoles  survivront-elles à la concurrence internationale ?

Oui ! Elles ont incroyablement évolué et sont parvenues, ces quinze dernières années, à s'imposer sur la scène internationale, où elles affichent un temps d'avance en matière d'employabilité grâce aux stages et à l'alternance.

De plus, leur statut privé leur confère une certaine souplesse... À l'Edhec, c'est cette autonomie de stratégie qui nous a permis de faire de la recherche un levier de financement pérenne. Je suis fier d'avoir inventé un modèle économique robuste, qui nous a permis de nous développer sans subventions.

Le conseil d'administration a voté le 15 juin 2017 un budget de 125 millions d'euros pour l'année universitaire 2017-2018. C'est sans doute l'un des plus importants dans le milieu.

En revanche, si elles veulent résister, même au plan national, les business schools vont devoir relever deux principaux défis. Le premier est d'ordre pédagogique. Dans les écoles, on voit beaucoup d'élèves démotivés. Leurs attentes ont évolué, ils ne veulent plus de cours magistraux mais pas d'e-learning non plus.

Il faut réenchanter la pédagogie dans la salle de classe.

Certains professeurs s'en sortent parce qu'ils ont suffisamment de charisme, mais beaucoup sont perdus, y compris à l'Edhec. Résultat, les écoles font la course à l'échalote en matière d'innovations, quitte à prendre les étudiants pour des cobayes. Il faut réenchanter la pédagogie dans la salle de classe, en tenant compte du fait que les étudiants ont beaucoup plus besoin d'être accompagnés dans l'acquisition des savoirs.

Deuxièmement, au-delà des matières classiques, il faut intégrer dans les curricula les grandes questions sociétales qui modifient l'organisation du travail : l'allongement de la durée de la vie, le financement de la santé et des retraites, la gestion de la santé, celle de l'eau, etc. L'un des membres de notre board international a coutume de répéter : "Dans vos écoles, vous formez des gens prêts à faire du marketing pour 20 % de la population mais qui sont incapables de s'adresser aux 80 % restants". Il a raison : cela ne se fera qu'avec davantage d'interdisciplinarité.

Cécile Peltier | Publié le