Pierre Force (doyen des humanités à Columbia) : "Malgré les discours alarmistes, l’importance intellectuelle du français aux Etats-Unis reste forte"

Propos recueillis par Jessica Gourdon Publié le
Pierre Force est l'une des grandes figures de Columbia University, à New-York. Ce Français sera, à partir du 1er juillet 2011, le futur directeur ("dean") du département des humanités à la faculté des arts et sciences. Ancien élève de l’ENS Ulm, Pierre Force vit aux Etats-Unis depuis 27 ans, et enseigne l’histoire et la philosophie à Columbia depuis 1987. A l'heure où certaines universités remettent en cause la place du français , il évoque pour Educpros la place de cette langue aux Etats-Unis, et plus largement, de la recherche française.

Quelle place occupe l'enseignement du français à Columbia ?

A Columbia, tous les étudiants du bachelor (les 4 premières années) étudient une langue étrangère pendant au moins 4 semestres. Selon les années, entre 15 et 20% choisissent le français : c’est le 2ème choix derrière l’espagnol, qui rassemble 30% des étudiants. Ensuite, certains décident en plus d’étudier la littérature et la civilisation francophone, en tant que « mineure » ou « majeure ». Outre l’histoire et la culture française, l’intérêt pour cette langue est de plus en plus lié à un attrait croissant pour le monde francophone : les Antilles, l’Afrique, le Maghreb.

L’étude du français vous semble-t-elle menacée aux Etats-Unis ?

Je ne crois pas. Malgré les discours alarmistes, l’importance intellectuelle et culturelle du français reste importante, et cette langue continue d'avoir, ici, un statut particulier.  Si en proportion, les étudiants américains qui choisissent le français sont moins nombreux - dans les année 60, la moité optaient pour cette langue -  en valeur absolue, ce nombre est resté à peu près stable.

Aujourd'hui, certaines universités d’Etat, soumises à des pressions budgétaires très fortes, sont tentées de réduire les programmes qui comptent moins d’étudiants, et à ce titre le français peut être touché. Mais il s’agit davantage d’une logique budgétaire que d’une idéologie.

L’idée que certaines langues ont une importance géopolitique plus forte que d’autres me semble une vision très cyclique et court-termiste. Et puis, les "bachelors of arts" aux Etats-Unis ne sont pas dans une logique d'adéquation directe aux besoins des entreprises, et c'est une bonne chose. Ce qui n'empêche que nos diplômés peuvent très bien, avec un diplôme en sciences humaines, travailler chez Goldman Sachs.

Avez-vous le sentiment que la recherche française a moins de poids aux Etats-Unis qu'il y a quelques années ? 

La "French Theory" [Foucault, Derrida, Deleuze, Lévi-Strauss, etc.], qui a eu son heure de gloire sur les campus américains dans les années 70-80, est plutôt déclinante. Mais elle s’est banalisée au point de devenir la position théorique par défaut des départements de philosophie ! Certes, il y a moins de « grandes figures » françaises, qui venaient hier sur les campus tels des prophètes... Mais on continue ici de citer des philosophes, des économistes, des mathématiciens français. Certains ont une vraie reconnaissance. C’est le cas, par exemple, de Pierre Hadot, un philosophe qui a d’abord été connu aux Etats-Unis avant de l'être en France. Ou de Bruno Latour, Etienne Balibar, Bernard Stiegler…

De même Columbia compte aujourd'hui bien plus d'enseignants-chercheurs formés en France qu’il y a 20 ans ! Nous sommes une vingtaine, et pas seulement dans le département de français : certains exercent en économie, mathématiques, musicologie… Les conditions du travail universitaire se sont dégradées en France depuis deux décénies, et de plus en plus de chercheurs souhaitent venir ici.

Lire aussi notre article sur Educpros : l'enseignement du français aux Etats-Unis résistera-t-il à la crise ?

Propos recueillis par Jessica Gourdon | Publié le