Pierre Tapie, directeur général du groupe ESSEC: « Rankings : les critères quantitatifs sont en réalité très normatifs et induisent des biais idéologiques »

Propos recueillis par Géraldine Dauvergne Publié le
Pierre Tapie, directeur général du groupe ESSEC: « Rankings : les critères quantitatifs sont en réalité très normatifs et induisent des biais idéologiques »
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Alors que les universités françaises évoquent, aux côtés de Valérie Pécresse, la possibilité de réaliser elles-mêmes des classements internationaux, les écoles de management ont affiné leur stratégie en quelques années pour tirer parti au mieux des grands palmarès existants. Parmi elles, l’ESSEC récolte cette année les fruits d’un travail de fond. Dans le septième classement annuel des MBA établi par Harris Interactive en partenariat avec le Wall Street Journal, elle a fait son apparition directement à la 7e place, première école française devant HEC (9e) et l’INSEAD (18e). Pierre Tapie, directeur général de l’ESSEC, analyse les logiques des rankings qui comptent à ses yeux.

Que pensez-vous des différents rankings internationaux de business schools ?

Le ranking du Wall Street Journal et celui du Financial Times représentent des démarches extrêmes – les autres classements internationaux (Business Week, the Economist, etc.) se situant, par leur philosophie, entre les deux. Le Wall Street Journal établit son ranking à partir d’un sondage mondial auprès de 4500 employeurs, interrogés sur une batterie de 21 critères « subjectifs » : ils doivent décrire comment ils perçoivent les diplômés qu’ils connaissent à partir de ces différents critères. L’énorme avantage de cette méthode est que l’on donne la parole au « client » final, le recruteur (1). Cette enquête permet d’avoir un regard synthétique sur chaque école à partir des jugements de recruteurs. A l’opposé, le Financial Times utilise des chiffres descriptifs, théoriquement rationnels (salaires avant et après la formation, proportion de professeurs docteurs, de professeurs étrangers, de professeurs femmes …), censés rendre compte de ce qui se passe à l’intérieur des établissements. Ces critères quantitatifs sont en réalité très normatifs, et induisent des biais idéologiques considérables. Pour le seul critère des salaires (qui comptent pour 40% dans le ranking), le pays où les diplômés travaillent – en Angleterre ou en Inde, par exemple - sont décisifs dans le montant qu’ils déclarent. Or le salaire, lorsqu’il ne prend pas en considération le lieu de travail, ne dit rien sur le potentiel de leadership d’une personne dans son environnement. Il ne dit rien sur le comportement des diplômés, qui est un élément majeur de réussite à long terme.  

Quelle est, selon vous, l’objectivité de ces classements ?

Les journalistes ont intérêt, non pas à chercher l’information pertinente, mais celle dont l’origine ne sera pas critiquée. Or l’information « objective », en réalité descriptive, n’est pas forcément la plus pertinente ! Ensuite, on entre dans un espace qui ne relève plus de l’analyse rationnelle mais d’un choix personnel. A partir d’un total de points presque égal, le journaliste peut décider de dégager un premier et un second. Le décalage entre la solidité de l’information collectée et l’accroche éditoriale qui en est ainsi tirée est irrationnel ! Enfin, les rankings sont statistiquement instables dès qu’on change les coefficients. Andrea Gasparri, managing director de SDA Bocconi School of Management, en a fait la démonstration . Or la place d’un établissement dans un ranking dépend d’abord du coefficient attribué à chaque critère ! Les journalistes font rarement leur auto-critique dans ce jeu-là. Cependant, nous ne prenons pas de haut les rankings. Les lecteurs en ont besoin. Et pour les journalistes, ils constituent une valeur sûre : chaque changement est un événement. Enfin, en cinq ans, les écoles connaissent des évolutions considérables. Les rankings constituent pour elles des outils intéressants en termes de benchmarking.  

Comment l’ESSEC compte-t-elle évoluer dans ces classements ?

Notre priorité est d’accroître la réputation mondiale de l’école. C’est ainsi que nous continuerons de progresser dans les rankings à caractère synthétique comme celui du Wall Street Journal. La notoriété de l’ESSEC est déjà très supérieure à ce qu’elle était il y a seulement cinq ans. Nous la développons grâce à des événements lourds à l’étranger, comme la création de double-diplômes en Chine ou en Inde, qui sont toujours là-bas des événements importants. Nous misons aussi sur le succès professionnel de nos diplômés à l’étranger. Nous avons demandé un engagement plus fort des anciens élèves, et notamment des grandes figures à la réputation internationale. Nous avons le souhait d’être présents partout où il est possible de faire comprendre notre positionnement. L’ESSEC fait la promotion de son programme MBA dans tous les pays où l’expérience professionnelle n’est pas un pré-requis à l’entrée des MBA (2). Notre positionnement est très bien compris aux Etats-Unis par exemple.

Comptez-vous vous adapter aux classements britanniques, et notamment à celui des MBA du Financial Times, où l’ESSEC n’apparaît pas ?

Le choix fondamental de l’ESSEC est de ne pas déterminer sa stratégie par rapport aux rankings. Ceux-ci fixent une norme supposée idéale, externe à l’école, et qui plus est inventée par les journalistes. Dès que vous acceptez le principe de normes extérieures, votre champ d’innovation pédagogique diminue. Nous accordons moins d’importance aux rankings britanniques, très normatifs, même s’ils font beaucoup de bruit. Le MBA de l’ESSEC n’est pas classé par le Financial Times, car il est considéré comme un programme « pré-expérience » selon les grilles de lecture britanniques (2). Nous ne ferons rien dans le but unique d’y être « rankés », mais nous tâchons de faire mieux comprendre aux journalistes combien ces outils de mesure sont biaisés. D’une manière plus générale, en ce qui concerne les classements basés sur des données chiffrées descriptives, nous prenons parti pour les classements thématiques plutôt que pour les rankings – une idée qui fait son chemin. 

(1) Des détracteurs du classement du Wall Street Journal ont cependant signalé que sa faiblesse résidait dans la constitution de l’échantillon des recruteurs à sonder. Les écoles ont en effet la possibilité de proposer des recruteurs à « inviter » dans l’échantillon, sans pour autant être assurées d’être évaluées par ceux-ci. John G. Lynch, professeur de marketing à Fuqua School of Business (Duke University), a conçu une étude de cas en 2002 destinée à mettre en évidence ce biais (« Wall Street Journal/Harris Interactive Survey of MBA Program recruiters »).  

(2) Depuis dix ans, l’ESSEC a choisi de faire du traditionnel programme « grande école » son MBA « full time », là où la totalité des autres ESC françaises ont préféré développer des MBA « post-expérience » distincts de leur grande école, conformes aux normes fixées par l’association britannique AMBA (dont le slogan est : The Association of MBAs, « the advocate for the MBA »). Des normes qui ne trouvent pas la même légitimité aux Etats-Unis : les MBA des plus grandes institutions américaines (Stanford, Wharton, Harvard …) ne sont pas accrédités par l’AMBA. 

Classement du Wall Street Journal : trois rankings pour trois types de recruteurs
Le classement du Wall Street Journal des MBA « full time » préférés des recruteurs repose sur une enquête en ligne auprès des recruteurs, réalisée par Harris Interactive. Pour être éligible, une école doit avoir fait l’objet d’au moins vingt évaluations de recruteurs qui ont récemment recruté chez elle. Les évaluations des 86 écoles classées en 2007 reposent sur 21 critères identiques. Le classement distingue cependant trois catégories d’écoles selon le profil des recruteurs pour chaque école. Le « national ranking » regroupe des écoles qui sont les viviers de recrutement au niveau national pour les grandes sociétés américaines ; le « regional ranking » classe les écoles préférées des recruteurs américains au niveau local. Pour le classement international (où figure l’ESSEC, HEC et l’INSEAD), les écoles ne peuvent être éligibles que si elles attirent suffisamment de recruteurs plaçant une importante proportion de diplômés à des postes en dehors des Etats-Unis. Parmi les écoles classées dans ce ranking, figurent onze européennes, neuf américaines, trois canadiennes, et deux latino-américaines. L’ESSEC y est juste précédée par Columbia University (6e), Harvard ne figure qu’à la 21e place et Stanford à la 25e. « Dans les trois premières années de l’étude, aucune école française n’apparaissait dans le top ten », rappelle Nathalie Perrio-Combeaux, CEO de Harris Interactive France.  

Propos recueillis par Géraldine Dauvergne | Publié le