Sandra Enlart : "Le modèle scolaire de la formation professionnelle ne résiste plus en entreprise"

Catherine de Coppet - Mis à jour le
Sandra Enlart : "Le modèle scolaire de la formation professionnelle ne résiste plus en entreprise"
Pour Sandra Enlart, le modèle du sachant qui parle à des non-sachants n'a pas changé, en matière de formation professionnelle. // ©  plainpicture/Mint Images/Tim Robbins
Chercheuse en sciences de l'éducation à l'université Paris-Nanterre et directrice générale de l'association Entreprise & Personnel, Sandra Enlart intervenait à la French Touch de l'éducation, organisée les 5 et 6 juillet 2017 par LearnAssembly, en partenariat avec EducPros. Son sujet : les difficultés de l'évaluation de la formation professionnelle. Du grain à moudre pour l'enseignement supérieur.

Sandra Enlart, directrice d'Entreprise & Personnel, était l'invitée de la French Touch de l'éducation 2017.Les réformes de la formation professionnelle se succèdent, pour autant, très peu est fait pour évaluer les dispositifs...

Dans les différentes réformes, il y a en effet très peu d'éléments concernant leur évaluation. L'ANI (accord national interprofessionnel) de 2009 a institué le Conseil national de l'évaluation de la formation professionnelle, mais celui-ci dispose de très peu de moyens. Je le sais pour l'avoir présidé ! Cependant, tout le monde s'accorde à dire que l'évaluation est nécessaire...

Concernant ce qui se passe au sein des entreprises, il n'y a pas d'obligation légale d'évaluer les formations suivies par les salariés. Ceci est laissé à la discrétion des entreprises. Or, il y a, là aussi, un déficit de moyens financiers et de temps consacrés à l'évaluation de l'efficacité des formations : moins de 6 % des entreprises mènent ce type d'évaluation !

Depuis trois ou quatre ans, ce déficit est colmaté par des logiciels d'évaluation, qui proposent des questionnaires souvent sans validation scientifique. Les stagiaires y répondent plusieurs mois après la formation, et si leurs réponses reflètent généralement une satisfaction, elles ne constituent pas une réelle évaluation ! La formation est valorisée socialement, associée généralement à de bons souvenirs pour les équipes : c'est intéressant, mais cela n'a rien à voir !

L'évolution des contenus et de la pédagogie de la formation professionnelle a-t-elle un sens si aucune réflexion n'est menée sur l'évaluation ?

Il n'existe pas d'évaluation de ces innovations pédagogiques. Celles-ci sont décrétées innovantes car elles recourent pour la plupart aux nouvelles technologies. En réalité, on ne sait pas si cela permet de mieux former, on le décrète ! Il y a, sans nul doute, une envie de faire bouger les modèles d'apprentissage de la part des pédagogues, mais il y a aussi des intérêts commerciaux et des effets de mode derrière ce qu'on appelle "innovations".

Vous dites que le modèle scolaire de l'apprentissage ne résiste plus aujourd'hui en entreprise. Qu'entendez-vous par là ?

En France, depuis cinquante ans, nous pensons la formation des adultes comme une "école pour les grands" : des gens qui ne savent pas écoutent des gens qui savent, comme les enfants, et l'on estime que c'est cela, apprendre. On a créé tout type d'exercices, de l'apprentissage en sous-groupes, des jeux, mais fondamentalement, le modèle du sachant qui parle à des non-sachants n'a pas changé.

En France, depuis cinquante ans, nous pensons la formation des adultes comme une "école pour les grands" : des gens qui ne savent pas écoutent des gens qui savent, comme les enfants.

Or, quand on demande à un salarié comment il a progressé, il souligne qu'il a surtout appris en faisant. Cela ne veut pas dire qu'il faut se passer du modèle scolaire, mais que le développement de compétences professionnelles implique de se confronter au "faire". C'est un constat général, mais personne n'en tient compte ! Les managers envoient leurs équipes en formation comme on donne une prescription...

Quand je dis que ce modèle scolaire ne résiste pas, c'est que l'essentiel de la formation ne se fait pas lors du stage de formation, mais lors du retour en entreprise. La situation de travail, le contexte, jouent un grand rôle dans le transfert effectif des compétences. C'est tout ce processus qui devrait être évalué ! Si on prenait plus en compte le bout de la chaîne, la façon dont on accompagne les salariés en particulier, cela ferait évoluer les ingénieries pédagogiques...

Selon vous, à quoi l'évaluation doit-elle s'intéresser précisément ?

Selon moi, il y a trois types de processus à observer dans le cadre d'une démarche qualitative et non quantitative. D'abord, l'appropriation pédagogique d'une compétence : comment les gens en parlent et comment leur analyse évolue au fur et à mesure qu'ils s'en approprient de nouvelles. Ensuite, il faut regarder comment fonctionne le processus organisationnel, quel est son rôle dans l'apprentissage. Enfin, c'est l'accompagnement qui doit être examiné : quelles sont les personnes qui permettent, en situation, cette appropriation de compétences nouvelles ?

Vous êtes directrice de recherche à l'université. Pensez-vous que ce "modèle scolaire" que vous décrivez pour la formation professionnelle s'applique également aux écoles et universités ?

Je préfère parler de mes recherches : celles-ci se concentrent sur la formation professionnelle, en entreprise. Mais cette réflexion sur l'évaluation pourrait amener les responsables de formations universitaires à réfléchir. Si l'acquisition de compétences professionnelles n'est pas le seul but de l'université, la question de la nécessaire aptitude des diplômés sur le marché du travail pose question. Je suis pour pousser la pédagogie de l'alternance, qui confronte au "faire", précisément...

Si l'acquisition de compétences professionnelles n'est pas le seul but de l'université, la question de la nécessaire aptitude des diplômés sur le marché du travail pose question.

Le fait d'apprendre en faisant est essentiel. Le contact avec l'univers professionnel, à travers des mises en situation réelles et non fabriquées, est nécessaire. Mais cela ne fonctionne que s'il y a un véritable accompagnement de la personne qui apprend ! C'est toute une manière de travailler qu'il faut repenser. De ce fait, la formation des personnes qui accompagnent est un champ à investir. Le principe du Conseil en évolution professionnelle est une bonne chose, mais il faut y investir de vrais moyens, avec des accompagnateurs eux-mêmes formés.

Est-ce qu'entreprises et établissements d'enseignement supérieur ont beaucoup à apprendre les uns des autres sur ces questions ? On est loin de supprimer la frontière entre formation initiale et formation continue...

Sans nul doute ! Le constat a souvent été fait de deux mondes qui se parlent peu et se connaissent mal. Mais les échanges doivent passer par des projets communs, à faire ensemble ! J'ai longtemps enseigné à Genève, et je m'aperçois que des choses évidentes pour les universités suisses ne le sont pas ici : l'université doit s'adapter à des personnes en poste qui souhaitent continuer à progresser et à décrocher d'autres diplômes.

Cela est quasiment impossible en France. Le modèle du Cnam ne s'est pas diffusé, et, s'il existe quelques exemples positifs, ce n'est pas suffisant. Les universités doivent faire évoluer leur organisation en proposant des horaires en soirée, par exemple... Elles toucheraient alors d'autres publics.

French Touch de l'éducation, deux jours de conférences
Les 5 et 6 juillet 2017, la deuxième édition de la French Touch de l'éducation était organisée à Paris, par Learn Assembly, cabinet de formation au numérique, en partenariat avec EducPros. L'événement a donné la parole à des dirigeants de l'enseignement supérieur, d'universités d'entreprise, de startups, venus partager leur expérience en matière de trasnsformation numérique, au service de la pédagogie et de la vie des établissements.
Catherine de Coppet | - Mis à jour le