Stéphane Pouyllau : "Les chercheurs américains craignent de voir leur gouvernement réécrire l'histoire"

Catherine de Coppet - Mis à jour le
Stéphane Pouyllau : "Les chercheurs américains craignent de voir leur gouvernement réécrire l'histoire"
Pour Stéphane Pouyllau, la crise traversée par les Etats-Unis a le mérite de mettre en lumière l'importance de la gouvernance politique des données. // ©  Karsten Moran/REDUX-REA
Alors que les chercheurs américains appellent à une grande "marche pour la science" (#ScienceMarch), pour s'élever contre la politique de Donald Trump, Stéphane Pouyllau, directeur technique d'Huma-Num, infrastructure de recherche sur les données numériques en SHS, revient sur les initiatives mises en place pour protéger les données scientifiques.

Stéphane Pouyllau, directeur technique d'Huma-NumQuel regard portez-vous sur la "marche pour la science" [March for science], et plus globalement sur l'initiative DataRefuge, initiée après l'élection de Donald Trump, qui vise à mettre à l'abri des données scientifiques, notamment celles dédiées au changement climatique ?

Nous avons à Huma-Num plusieurs points de contacts avec des universités américaines, qui donnent accès à certaines de leurs data via notre moteur de recherche Isidore. C'est par exemple le cas de l'université du Michigan et de son département politique. Dès le lendemain des élections de Donald Trump, en novembre 2016, un mouvement d'inquiétude s'est répandu.

La crainte des chercheurs américains est de voir le gouvernement réécrire l'histoire et la science en supprimant des données. Le changement climatique est le sujet "fer de lance", mais tout ce qui concerne la critique politique et l'histoire de l'émancipation des Noirs sont aussi des domaines que les chercheurs souhaitent protéger en priorité. Dans les discussions que nous avons eues avec eux, certains évoquaient la nécessité, par exemple, de surveiller les pages Wikipédia pour éviter toute modification politique.

Ce mouvement de crainte, qui s'est traduit par l'opération DataRefuge, n'a cessé de s'amplifier depuis janvier...

Comment se positionne le monde français de la recherche ?

À Huma-Num, nous sommes très attentifs à ce qui se passe en ce moment, et nous soutenons l'initiative d'une March for Science France, lancée récemment. Notre équipe réfléchit à la façon dont nous pourrions être solidaires des scientifiques américains, par exemple en mettant à leur disposition des espaces de stockage. Nous allons nous prononcer prochainement. 

Individuellement, de nombreux collègues s'interrogent également sur la possibilité d'annuler leurs déplacements aux États-Unis. Cela dans une volonté de boycott et de dénonciation, notamment du décret "anti-immigration" promulgué par Donald Trump, mais aussi parce que certains craignent d'être empêchés de circuler en raison de leur origine...

Sauvegarder des données numériques à grande échelle n'est pas une mince affaire ! Cette action politique pose de vraies questions quant à sa concrétisation.

Huma-Num est une infrastructure qui existe depuis 2013, et qui met à disposition des chercheurs en sciences humaines et sociales des outils de traitement des données numériques. Vous stockez, de fait, un nombre important de données. Est-ce réaliste de vouloir protéger les données numériques liées à la science, à l'échelle d'un pays ?

Nous stockons en effet 200 téraoctets de données, ce qui n'est pas rien. Pour comparaison, les données sur le changement climatique mises à l'abri par les Américains représentent 1,5 terraoctet. Sauvegarder des données numériques à grande échelle n'est pas une mince affaire ! Cette action politique pose de vraies questions quant à sa concrétisation : comment fait-on ?

Il faut aujourd'hui environ un mois et demi pour copier 20 téraoctets de données ! Derrière la volonté de copier des données, il y a un enjeu concret et un enjeu légal. En France par exemple, toutes les données numériques liées au patrimoine culturel doivent obligatoirement être hébergées sur le territoire national, en vertu de la notion de "trésor national", définie dans le Code du patrimoine.

Comment se pose la problématique de la protection des données scientifiques en France ?

Les données d'Huma-Num sont stockées à Paris, Lyon et Montpellier, et nous travaillons depuis fin 2014 avec des homologues canadiens, via le projet de cyberinfrastructure : nous avons un accord de copie réciproque de nos données. C'est une façon de les sécuriser. Plus globalement en France, le côté jacobin du pays a poussé à la centralisation, et c'est aussi valable pour les données numériques scientifiques. Par conséquent, les copier et les déplacer pourrait s'organiser plus facilement car il n'y aurait pas d'abord à les rassembler. Mais cette centralité des données est à double tranchant : il est aussi plus facile de les supprimer d'un coup !

La crise actuelle met en lumière l'importance de la gouvernance politique des données.

Aux États-Unis, le système universitaire et de recherche repose quant à lui sur une multitude d'établissements privés en concurrence les uns avec les autres, ce qui rend le transfert de toutes les données encore plus difficile.

De façon plus générale, ce qui se passe aux États-Unis relance le questionnement autour de l'action des scientifiques et des citoyens lors d'une crise politique ou face à une menace politique. En France, ce type de question s'est déjà posé, par exemple au moment de l'occupation allemande en 1939. Ce qui est intéressant avec la crise actuelle, c'est qu'elle met en lumière l'importance de la gouvernance politique des données. Dès lors qu'un pouvoir met la main sur des données scientifiques, quelle est la fiabilité de ces données ? Il ne faut pas oublier que le Web est devenu le premier outil de recherche, que ce soit pour les étudiants ou les enseignants-chercheurs. La valeur scientifique des données numériques est donc un enjeu très fort.

Vers une Marche pour la science en France ?
Fin janvier 2017, aux États-Unis, un mouvement citoyen a été lancé pour organiser dans les prochaines semaines une Marche pour la science à Washington, afin de promouvoir la science comme "pilier de la liberté humaine". La date de cette marche a été arrêtée au 22 avril prochain. Appelant, dans le même temps, à la tenue de marches satellites partout dans le monde, le mouvement a notamment trouvé un écho en France.

À l'initiative de quelques personnes, parmi lesquelles des chercheurs, le mouvement a été lancé en France et un compte Twitter ouvert. "Nous souhaitons porter un message qui remette les sciences dans le débat politique", souligne OIivier Berné, astrophysicien à l'Institut de recherche en astrophysique et planétologie de Toulouse, et l'un des initiateurs du mouvement. "Nous venons d'horizons divers, nous pensons tous que les choix de société gagnent à être informés par les sciences, qu'elles soient naturelles, humaines ou sociales."

"Ce mouvement n'est pas un mouvement pour les chercheurs-euses et par les chercheurs-euses, il s'agit d'un mouvement citoyen dans lequel peuvent se retrouver tous ceux qui pensent que les sciences ont une valeur démocratique... ce qui fait beaucoup de monde ! Nous allons tenter d'organiser les marches en France le 22 avril également (qui correspond à la veille du premier tour de l'élections présidentielles)", poursuit Olivier Berné, qui souligne que March for science France a sollicité le soutien des sociétés savantes.
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