Stéphanie Grousset-Charrière (auteur de "La face cachée de Harvard") : "Les réseaux d'influence de l'université américaine et des clubs sont très imbriqués"

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Post-doctorante en sociologie, Stéphanie Grousset-Charrière a donné des cours de français à Harvard. Une expérience qu’elle a mis à profit pour s’introduire dans les sociétés secrètes étudiantes de l’université et rédiger sa thèse sur ce sujet. « La face cachée de Harvard » (1) - écrite « dans un style qui pourrait laisser croire certaines fois à un voyage journalistique », selon son directeur de recherche Daniel Filâtre, le président de l’université Toulouse 2 -, lève le voile sur le fonctionnement des "finals clubs", présents sur les campus américains.

Dans quelles circonstances avez-vous choisi d’étudier les "finals clubs" de Harvard ?
Mon projet de recherche initial était de travailler sur les communautés étudiantes présentes sur les campus américains. J’ai passé une partie de mon enfance aux Etats-Unis et là-bas, tout le monde a entendu parler de ces fraternités qui regroupent des étudiants choisissant de vivre ensemble par affinités sur le campus. En arrivant à Harvard, j’ai découvert qu’elles étaient rares, principalement parce qu’en première année, les étudiants sont répartis de manière arbitraire dans des dortoirs. J’ai alors orienté mes recherches vers les sociétés secrètes étudiantes : les "finals clubs". J’ai voulu comprendre le mystère qui les entoure (les membres ne sont pas connus - y compris des instances universitaires -, les procédures d’intronisation volontairement mystérieuses) et leur fonctionnement.

Comment les étudiants sont amenés à intégrer ces clubs ?

"Les étudiants choisis, uniquement de sexe masculin, sont majoritairement blancs, issu de milieux aisés."

Il faut être coopté, à partir de la deuxième année d’études. Les critères sont subjectifs, mais les clubs sont un mode de reconnaissance et de reproduction des élites, qui cultivent l’art du secret, tant sur les modes d’intronisation de leurs membres, que sur leurs activités. Les étudiants choisis, uniquement de sexe masculin, sont majoritairement blancs, issu de milieux aisés. Ce sont des jeunes charismatiques qui ont le sens du l’humour et de la répartie. Quand ils n’ont pas d’origine sociale favorisée, ils sont choisis pour leurs exploits sportifs ou s’ils se sont fait remarquer en créant une start up par exemple. Une fois admis, les membres adoptent entre eux des signes de reconnaissance, souvent vestimentaires, comme porter un polo de marque, le col relevé.

Quel est l’intérêt d’appartenir à un final club ?
Ce sont des lieux privés - puisque chaque club dispose d’une immense maison qui lui appartient sur le campus - où l’on fait la fête librement dans un pays où il est interdit de consommer de l’alcool avant 21 ans. Et puis, être membre d’un club, c’est avant tout sociabilisant. On a le sentiment d’avoir trouvé une famille. Au-delà, les jeunes appartenant à un "final club" y font l’apprentissage du pouvoir : en excluant les autres, en maniant l’art du secret et en se positionnant dans un rapport dominés-dominants.

En quoi consiste le (ou les) secret(s) de ces clubs ?
Je n’ai rien à raconter de croustillant. Les déviances sont celles typiques de la jeunesse : des fêtes bien arrosées, avec de la drogue parfois et un risque d’abus sexuels. Certaines parties de leur maison sont dissimulées aux non-membres mais ce ne sont que des salons ou des bibliothèques. Ce n’est pas le secret qui est intéressant, mais la manière dont les membres apprennent à en jouer. Ils dissimulent certaines choses, mais pas toutes. Ils mesurent à quel point la maîtrise du pouvoir est lié à ce qu’on choisit de taire ou de révéler.

Ces clubs restent très conservateurs…
Oui. Il semblerait que le temps se soit arrêté, les évolutions de la société restant au seuil des perrons. Les hommes se retrouvent entre eux, pour refaire le monde, enfoncés dans leur fauteuil club en cuir, fumant le cigare et dégustant un bourbon. Il n’est pas toujours facile pour tous les membres - et pour les filles aussi qui sont invitées dans les soirées – de s’accommoder de la situation. Il faut apprendre à gérer son individualité tout en appartenant à un réseau. Pour l’anecdote, John Kerry et George Bush, qui se sont affrontés lors de l'élection présidentielle de 2004, appartenaient au même club à Yale, le fameux Skull et Bones.

Quelle est attitude de la communauté universitaire vis-à-vis de ces clubs ?

"Les clubs ne reçoivent plus de subvention depuis longtemps, en raison notamment de leur non-mixité. Mais depuis, leur impunité est totale."

Du côté des étudiants, les attitudes sont diverses. Ils peuvent être contre ces clubs, jugés très discriminants et sexistes, et les fustiger, être indifférents, ou vouloir absolument en faire partie. La direction de l’université, unanimement, ne les cautionne pas. Les clubs ne reçoivent plus de subvention depuis longtemps, en raison notamment de leur non-mixité. Mais depuis, leur impunité est totale. L’université craint surtout les débordements - aucune nourriture par exemple n’est proposé dans les soirées, uniquement de l’alcool qui coule à flot gratuitement -. Une loi d’amnistie sur le campus permet à tout jeune déposant un ami ivre devant l’hôpital universitaire, de ne pas être inquiété, ni son camarade. Harvard veut à tout prix éviter le même drame qu’a connu le MIT, il y a quelques années, avec le décès d’un étudiant sur le campus lors d’un bizutage. L’université fait aussi beaucoup de prévention. Et sur le plan du campus… l’emplacement des clubs n’est pas indiqué.

Pourquoi l’université n’intervient pas pour fermer ces clubs ?
Tout d’abord, les maisons sont des propriétés privées, donc la police de Harvard ne peut pas intervenir. Seule la police de la ville de Cambridge pourrait faire une descente, mais la publicité ne serait pas excellente pour l’université. Et surtout, les membres d’un club - et ils le sont à vie - sont destinés à faire partie de l’élite de la nation. Et donc à devenir des mécènes pour Harvard. Les réseaux d’influence d’Harvard et des clubs sont très imbriqués.

Ces "finals clubs" n’existent pas dans les universités françaises. Pour quelles raisons ?

En France, ce sont les réseaux de franc-maçonnerie qui se rapprochent des "finals clubs"

L’existence de ces clubs est un miroir grossissant de la réalité des universités américaines, méritocratiques  aujourd’hui, mais élitistes à l’origine. Harvard a fait de gros efforts pour offrir des bourses aux étudiants ayant de très bons résultats. Elle continue pour autant à attirer des jeunes favorisés socialement, qui se reconnaissent comme faisant partie d’une élite. En France, les universités n’ont pas la même attractivité auprès des meilleurs étudiants. Ces derniers se retrouvent en prépas, puis dans de grandes écoles dont les petites promotions suffisent à constituer en elles-mêmes un réseau. En France, ce sont les réseaux de franc-maçonnerie qui se rapprochent des "finals clubs", mais les étudiants n’en font pas partie.

La reproduction sociale des élites dans les finals clubs
Les finals clubs sont des sociétés secrètes d’étudiants, présentes sur les campus américains des universités de l’Ivy League (Princeton, Yale, Harvard…). Harvard en compte huit, exclusivement masculins. Les nouveaux membres (15 à 30 par an et par club) sont cooptés parmi des étudiants de deuxième année, au terme d’un long processus de sélection qui s’apparente à un bizutage. A Harvard, environ 10% des étudiants masculins font partie d’un final club. Les filles peuvent participer aux soirées, sur invitation. L’université ne cautionne pas ces sociétés secrètes mais ne les interdit pas.

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(1) "La face cachée de Harvard", la socialisation de l’élite dans les sociétés secrètes étudiantes, Observatoire national de la vie étudiante, La documentation française, février 2012.

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