Enseignement supérieur : la grande asphyxie

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Enseignement supérieur : la grande asphyxie
Pour Pierre Tapie, le nombre de prix Nobel et de médailles Fields compte plus pour la visibilité internationale que le nombre d'étudiants et le regroupement territorial. // ©  Xavier POPY/REA
Les regroupements d'universités en France sont-ils des générateurs d'excellence et de visibilité internationale ? Pierre Tapie, ancien directeur général de l'Essec, ancien président de la CGE, et fondateur de Paxter, se pose la question. Pour lui, "au-delà du corset administratif, des injonctions contradictoires et des contraintes budgétaires, c'est l'épuisement mental et moral qui gagne".

Pierre Tapie Dans son livre "La grande course des universités", Christine Musselin, chercheuse à Sciences po, souligne à la fois les injonctions contradictoires adressées par les gouvernements successifs aux établissements supérieurs, et le risque réel d'échouer dans la création d'universités de rang mondial.

J'adhère à la totalité des arguments de l'auteur. J'en ajouterais quelques-uns.

L'énergie investie (ou brûlée, selon le regard que l'on adopte) dans l'organisation des différentes mises en compétition des établissements supérieurs a été considérable. À la fin de son mandat ministériel, un ministre de l'Enseignement supérieur se réjouissait de ce que ces différents "concours" aient amené à ce que des gens qui ne se parlaient pas auparavant commençaient à se fréquenter (et c'est vrai).

Mais il estimait avec perplexité que la réponse aux Programmes d'investissement d'avenir 1 (Idex, Labex, Equipex, etc.) avait mobilisé de l'ordre de 6.000 années de travail des meilleurs chercheurs du pays (6.000, sur 100.000 universitaires permanents en France). L'essentiel de ces écritures a en effet concerné des personnes à très haute qualification et très haute responsabilité. Et le ministre d'observer que, cette année-là, la production scientifique du "laboratoire France" avait, de fait, baissé.

Un épuisement mental et émotionnel des équipes

Quelques années plus tard, en 2015, un budget de disette venait extraire 100 millions d'euros des fonds de roulement des EPSCP, donnant le pire signal à ceux qui avaient choisi de se constituer des capacités d'investissement, démontrant au passage que l'autonomie des établissements publics était une illusion. Par ailleurs, sur les 1.000 postes créés dans le supérieur en 2015, environ 650 étaient affectés aux structures permanentes de Comue : il y avait là une magnifique démonstration d'anti-économies d'échelle, où des postes opérationnels de chercheurs étaient transformés en postes fonctionnels de structures fédératives imposées, financés en prélevant sur le budget des établissements.

Christine Musselin a bien raison : le plus étonnant est la résignation. Les acteurs sont épuisés, voilà tout.

Christine Musselin s'étonne, dans son interview à EducPros, de ce que les poches de résistance ne soient que le fait de petits groupes. En effet, cela paraît a priori étonnant, surtout pour des gens supposés intelligents et rationnels. Mais, pour être au contact très proche de nombreux chefs d'établissements, écoles ou universités, nous constatons un véritable épuisement mental et émotionnel des équipes et des dirigeants.

Finalement, on réussit assez bien à rendre les acteurs dociles par une conjonction d'épuisement budgétaire (budgets bloqués mais quasi-interdiction d'innovation sur le plan des ressources propres), de corset administratif (une seule Comue par grande métropole, territorialité obligatoire, Idex quasiment soumises à fusion des établissements), et de la violence subie que représente l'espace entre le discours ("nous investissons dans l'enseignement supérieur et la recherche, les ambitions de la France")... et la réalité humaine des postes bloqués et des finances exsangues.

La fusion institutionnelle est devenue un critère majeur

En 2012, les deux "grands" candidats à l'élection présidentielle avaient interdit à leurs équipes de campagne de participer à un débat sur l'avenir de l'enseignement supérieur du pays proposé par la CPU (Conférence des présidents d'université) et la CGE (Conférence des grandes écoles), car c'était pour eux un sujet secondaire et dangereux par les promesses qu'ils auraient risqué devoir y faire.

En 2017, on observe un tout aussi grand silence au regard des enjeux, en tout cas sur le plan budgétaire. Quand d'autres pays investissent massivement dans l'ESR, que nous décrochons dans la compétition mondiale, on en est encore à obliger l'Université Sorbonne-Paris-Cité à fusionner trois universités pour avoir le droit de représenter de nouveau sa copie Idex, on ne valide PSL (Paris Sciences et Lettres) ou Paris-Saclay comme Idex que de manière provisoire, tandis que de "bons élèves" administratifs d'universités bien moins notoires se voient définitivement institués comme Idex : la fusion institutionnelle est devenue, de fait, un critère majeur.

La France fait comme si la force venait d'abord de la taille ou de la structure.

Vu de Boston, San Francisco et Shanghai, le nombre de prix Nobel et de médailles Fields compte plus pour la visibilité internationale que le nombre d'étudiants et le regroupement territorial. Mais la France fait comme si la force venait d'abord de la taille ou de la structure.

Christine Musselin a bien raison : le plus étonnant est la résignation. Les acteurs sont épuisés, voilà tout. Ils savent que toute leur énergie mentale, leur intelligence et leur créativité devraient être tournées vers la recherche, l'invention, le soin envers les étudiants, et que ces missions sont par nature sans limites. Les lieux d'excellence mondiale sont ceux qui savent rendre cela possible en reconnaissant que c'est là l'essentiel, plutôt que de chercher à promouvoir des "rationalisations" si difficiles et si coûteuses en énergie, donc inefficaces, dans un contexte de budget limité et administrativement corseté.

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