La recherche française est-elle en crise ?

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La recherche française est-elle en crise ?
Chaque chercheur français passe plusieurs mois par an à chercher des financements dans des réponses à des appels dont une toute petite partie aboutira. // ©  Catherine Schröder
Sur le site de "The Conversation", Béatrice Mabilon-Monfils, professeure en sociologie à l'université de Cergy-Pontoise et membre du think tank Different, questionne les modes de fonctionnement de l'Agence nationale de la recherche dans la sélection des projets.

L'Agence française de financement de la recherche sur projets, l'ANR a pour mission la mise en œuvre du financement de la recherche sur projets en France sur un mode de sélection compétitif.

Le 6 juin, Le Comité d'évaluation scientifique en mathématiques et en informatique de l'Agence nationale de la recherche a démissionné en bloc "pour protester contre la confiscation des choix scientifiques par une gestion entièrement administrative".

Le comité, animé par son président Christophe Besse (professeur de mathématiques, université Toulouse 3), Marie-Claude Arnaud (professeur de mathématiques, université d'Avignon) et Max Dauchet, (professeur émérite d'informatique, université Lille 1), ne transmettra donc pas ses travaux à la direction de l'ANR.

Un nouveau mode de fonctionnement

Le comité conteste "l'opacité du processus de sélection" et demande à la direction générale de l'ANR "la mise en place un nouveau mode de fonctionnement". Ces membres souhaitent "un meilleur contrôle du processus de sélection, de manière à mettre en œuvre une politique scientifique cohérente qui respecte les spécificités de chaque discipline, au service de la stratégie nationale de la recherche".

Avec un taux aussi bas, on ne réussit qu'à se gargariser hypocritement avec la soi-disante excellence des soi-disants meilleurs projets (P. Petitjean)

Dans une lettre ouverte, Patrick Petitjean, le président du comité ANR de physique subatomique, science de l'univers, structure et histoire de la Terre, professeur à l'Institut d'Astrophysique de Paris, indique à propos de la sélection ANR 2015 en sciences de l'univers que "seulement cinq projets collaboratifs et trois projets jeunes chercheurs ont été acceptés cette année pour, respectivement, 60 et 33 projets déposés" et ajoute que ce taux de réussite plus faible que celui des projets européens "fait que l'ANR ne joue pas le rôle d'une agence nationale, qui devrait être de dynamiser les recherches dans de nombreuses directions afin de maintenir une activité forte et préserver la créativité. Avec un taux aussi bas, on ne réussit qu'à se gargariser hypocritement avec la soi-disante excellence des soi-disants meilleurs projets".

La recherche française est-elle en crise ? Ces démissions en nombre ne sont qu'un symptôme de la normalisation néolibérale de la recherche, délétère pour la créativité et l'intérêt général.

Pilotage, management, communication, concurrence

Ces nouveaux maîtres mots de la recherche ne sont pas sans effet sur la production d'idées. Le système universitaire de recherche est soumis à une injonction de rentabilité et à une pression normative à "l'innovation" et à "l'excellence", définies par des formes d'évaluation quantitative promues par un cadre étatique paradoxalement de plus en plus dirigiste mais promouvant la compétition néolibérale.

Depuis une dizaine d'années, ce cadre a organisé la concurrence : pacte pour la recherche en 2006 créant l'ANR, les pôles de compétitivité, les nouvelles instances d'évaluation ; loi LRU d'autonomie des universités et son corollaire la recherche de financement et le développement des fondations ; création en 2010 des SATT (sociétés d'accélération de transfert des technologies ; nouvelle loi ESR ; programmes d'investissement d'avenir (Idex, equipex, labex...).

La recherche est sommée d'innover dans des productions à rentabilité immédiate, alors même que les moyens récurrents font défaut. Moyens qui font défaut même pour se procurer les ouvrages et revues indispensables à une activité de recherche, financer le déplacement ou les droits d'inscription pour participer à un colloque international, financer un recueil de données ou même une activité de secrétariat.

Une grande partie des informations scientifiques n'est pas gratuite et libre mais de plus en plus coûteuse dans un contexte de crise éditoriale de la recherche. Les chercheurs publiant dans les revues ont de plus en plus de mal à se procurer ces mêmes revues pour être informés des avancées publiées par leurs collègues français et étrangers.

Pression internationale et perte de temps

Cette pression internationale à innover se retrouve aussi dans les programmes européens type Horizon 2020. Les nouvelles structures de promotion des innovations mobilisent des moyens considérables.

La recherche sur appels à projets compétitifs devient la règle sans aucune réflexion sur les effets des modalités de définition de ces appels et de sélection des "élus", sur la concurrence entre chercheurs et disciplines, et sur les écarts entre la temporalité de la production d'idées et de recherche et celle de l'urgence des réponses aux appels.

Le chercheur français doit perdre du temps (et donc de l'argent public) pour pouvoir... avoir du temps à consacrer à ses recherches.

De fait, une partie non négligeable du temps du chercheur est occupée à remplir des cases, des dossiers tous différents, des myriades de tableaux Excel pour trouver des ressources qui lui permettront d'avoir du temps et des moyens pour travailler.

Chaque chercheur français passe plusieurs mois par an à chercher des financements dans des réponses à des appels dont une toute petite partie aboutira et dont le reste ne sera donc pas réalisé.

Il doit perdre du temps (et donc de l'argent public) pour pouvoir... avoir du temps à consacrer à ses recherches.

En termes d'optimum sociétal, combien de milliers, voire de millions d'euros, dépensés en vain dans les traitements de chercheurs qui, quels que soient la qualité et l'intérêt scientifique de leurs projets, seront mécaniquement gaspillés, puisque plus de 90 % des projets ne seront pas mis en œuvre, faute de moyens ?

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