"Numérique à l'école : une stratégie sans tactique ?", la chronique d'Emmanuel Davidenkoff

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Officiellement, le numérique à l'école est une priorité. Mais sur le terrain, les bonnes volontés se heurtent parfois à l'indifférence voire à l'hostilité de la hiérarchie intermédiaire.

L'Education nationale a donc une "stratégie numérique". Portée par un discours politique ministériel, soutenue par des déclinaisons académiques. Mais a-t-elle une tactique pour en faire une réalité sur le terrain ? A entendre quelques échanges informels qui ont eu lieu la semaine dernière à Cenon (Gironde) en marge des Boussoles du numérique, on peut en douter. Ici, le coût d'une ligne haut débit reste inaccessible à un collège. Là, un inspecteur de l'Education nationale se fait prier pour signer des ordres de mission. Ailleur,s un chef d'établissement décourage les initiatives de ses enseignants. Ailleurs encore, une guerre picrocholine entre autorités académiques et élus vitrifie l'élaboration de tout projet conjoint.

Par tous ses pores, la machine Éducation nationale tente d'expulser des évolutions dont elle sait qu'elles constituent une révolution qui ne dit pas son nom : le fonctionnement coopératif versus la compétition "méritocratique" ; la reconnaissance d'une possible évaluation par les pairs versus la sacrosainte "note" d'essence divine tombant de l'estrade ; un temps éducatif augmenté versus des horaires confinés aux strictes "obligations de service" ; la reconnaissance explicite des compétences versus la seule référence aux connaissances ; la porosité des frontières entre collectivités et État versus la séparation qui cantonne les premières aux basses œuvres du bâti pour laisser aux secondes la noblesse des contenus et des programmes ; le dialogue obligé avec le secteur privé versus le dédain pour les "marchands du Temple"...

La révolution numérique est évidemment et avant tout une révolution pédagogique : en aidant les enseignants à individualiser les apprentissages, elle tente ce que la loi d'orientation de 1989 a raté – mettre l'enfant au cœur du système, articuler les prérogatives abstraites des programmes aux besoins réels des élèves, placer la notion "d'apprentissage" au-dessus de celle "d'enseignement" (learning versus teaching).

Cette révolution du numérique reste portée par des initiatives individuelles

Les cadres dirigeants du système, qui disent soutenir cette révolution, ne peuvent ignorer que les échelons intermédiaires sont loin d'être unanimes à la souhaiter, et très loin d'avoir été préparés à l'accompagner. Tout comme ils ne peuvent ignorer les armes que le système sait mettre en œuvre pour décourager sans jamais s'exposer les initiatives qui le dérangent : procédures tatillonnes, paperasse à n'en pas finir, harcèlement sur les détails formels, absence de réactivité, silence radio (tous maux qui ne touchent pas seulement les projets liés au numérique).
Cette révolution reste donc portée par des initiatives individuelles, des réseaux collaboratifs, la volonté d'un proviseur, le dévouement d'une professeure des écoles, le militantisme d'un inspecteur... Ils rivalisent d'imagination, se serrent les coudes, sourient de se voir et de se savoir chaque jour une minorité plus nombreuse... Jusqu'à quand résisteront-ils au dédain voire aux humiliations infligées par  machine ? Subiront-ils le même épuisement que tant d'enseignants d'avant le numérique, amers d'avoir tant donné pour recevoir si peu – d'aide, d'encouragement, de considération ?

Si la stratégie numérique de l'Éducation nationale est autre chose qu'une concession à l'air du temps, la "machine école" doit impérativement et rapidement être mise en ordre de marche.

Organisées par l'Association nationale des acteurs de l'école (an@é).

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