Quand l’université enseigne l’écriture numérique

Marion Devosse, membre du think tank Cartes sur table Publié le
Afin de nourrir sa réflexion sur l'enseignement supérieur, le think tank Cartes sur table s'attache à identifier des acteurs et des pratiques susceptibles d'ouvrir de nouveaux horizons. Voyant dans la littérature numérique un moyen de revaloriser la filière littéraire et ses débouchés, Marion Devosse a ainsi rencontré Alexandra Saemmer, maître de conférences à l'université Paris 8 et auteur d'œuvres numériques. Pour EducPros, elle relate cet entretien.

Quel est votre parcours et comment est né votre intérêt pour la littérature et l’écriture numériques ?

Après le bac, je voulais devenir journaliste. J’ai donc commencé des études de journalisme en Allemagne, parallèlement à des études de littérature française et allemande. Dans la presse, j’ai assisté à la mutation de la profession à cause de l’arrivée du numérique. Par exemple, au début, on écrivait les articles et on les envoyait au maquettiste mais, très vite, on devait faire la mise en page nous-mêmes sur l’ordinateur. C’est là que j’ai commencé à m’intéresser au numérique.

Ensuite, je suis venue en France et j’ai fait des études de lettres, puis une thèse sur l’intertextualité dans l’œuvre de Marguerite Duras. C’est la seconde fois que je me suis alors intéressée au numérique, cette fois comme outil de visualisation des liens intertextuels entre les écrits de Duras et d’autres œuvres. J’ai à ce moment-là découvert la littérature numérique et j’ai voulu partir dans cette direction-là. C’était à la fin des années 1990.

Je me suis alors orientée vers les sciences de l’information et de la communication, discipline dans laquelle je suis maintenant maître de conférences à l’université Paris 8.

Parallèlement, j’ai commencé à pratiquer moi-même la littérature numérique, et j'ai découvert qu’il y avait un pôle d’auteurs à l’université Paris 8, autour de Jean-Pierre Balpe et Philippe Bootz.

Le master que vous dirigez à l’université Paris 8 est le premier master de littérature et d’écriture numériques. En quoi cela consiste-t-il ?

Il s'agit d'une formation pour des étudiants en lettres et en communication, mais aussi en informatique. Ceux-ci sont sélectionnés : nous n’en prenons qu’une vingtaine pour assurer un suivi personnalisé car la création, cela prend du temps et de l’investissement. C’est un master qui est destiné à des étudiants passionnés par l’écriture, qui veulent réfléchir à ses évolutions et pratiquer eux-mêmes l'écriture numérique.

C’est un programme lourd, d’une trentaine d’heures par semaine. Les cours de programmation permettent de créer des sites web et des livres augmentés (ou livres numériques) pour liseuses et tablettes, tandis que des ateliers d’écriture visent à produire des contenus qui vont de l’écriture journalistique jusqu’à l’écriture de fiction. Les étudiants ont aussi des enseignements sur l’histoire de la littérature numérique et des cours d’encadrement de projets d’écriture. La spécificité de cette formation est d'être à la fois un master professionnel et un master recherche.

Quels sont les débouchés ?

Les métiers de l’écriture numérique (webmaster éditorial, concepteur-rédacteur et scénariste de contenus textuels pour supports mobiles ou encore community manager), mais aussi ceux de la rédaction professionnelle pour le web comme le journalisme ou la communication web. Un accent fort est mis par ailleurs sur les métiers du livre numérique, de l’édition à la production de contenu.

A la fin de l’année, les étudiants ont le choix entre trois possibilités : effectuer un stage dans la production de contenus numérique, écrire un mémoire de recherche pour préparer une thèse ou mener un projet qui allie recherche et création. Il s'agit alors de produire une création artistique sur un support numérique, tout en la théorisant.

Pour moi, ce master comble une lacune parce que, pour l’instant, les formations existantes sont soit techniques, soit communicationnelles, soit littéraires. Celle que nous proposons combine les trois dimensions. Les étudiants peuvent l'intégrer sans avoir de connaissance en programmation parce qu’ils vont apprendre les bases au cours du master. L’important est de savoir rédiger, de connaître les possibilités numériques et de les explorer. Inversement, une connaissance pointue en lettres n’est pas requise : le principal, c’est d’aimer écrire parce qu’on demande beaucoup d’exercices pratiques de création.

Certains partenariats facilitent-ils ces débouchés ?

Outre des liens avec des éditeurs qui font partie du comité pédagogique, le master a été monté en partenariat avec deux Initiatives d’excellence : le Labex Arts H2H à l'intersection des arts, sciences cognitives et médiations humaines, et l'Idefi CréaTIC qui développe une pédagogie fondée sur le numérique. Ces partenariats apportent des moyens et des débouchés supplémentaires, car ils sont eux-mêmes en partenariat avec des entreprises et des institutions culturelles prestigieuses.

Un enseignement de la littérature et de l’écriture numériques à l’école est-il pensable ?

Oui, bien sûr ! Il faudrait inclure dans un programme littéraire thématique des œuvres de littérature numérique. Par exemple, sur le thème de la femme, les élèves pourraient être amenés à étudier les œuvres de Juliette Mézenc, téléchargeables sur Publie.net, la maison d’édition de François Bon. Ils pourraient également étudier son blog (http://juliette.mezenc.over-blog.com/). Mais il serait également très important de leurs apprendre à en créer.

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Professeur de philosophie, Marion Devosse est membre du think tank de gauche Cartes sur table, qui réunit de jeunes contributeurs de 25 à 35 ans issus d’horizons divers.

Jeune maître de conférences en pratiques textuelles numériques en master 2 à l'université Paris 8, Alexandra Saemmer a soutenu un doctorat sur l'intertextualité dans les romans de Marguerite Duras. Outre de nombreuses publications théoriques, elle est aussi l'auteur d'œuvres numériques, accessibles, notamment, sur Mandelbrot et Hyperfictions.
"Mon principe fondateur, explique-t-elle, c’est que je considère que les créations numériques sont éphémères, parce que je sais très bien que les ordinateurs et la vitesse des calculs changent et que, donc, les œuvres numériques sont, par nature, instables. Du coup, je crée des œuvres pour une certaine période puis je les retire du web pour toujours. Parfois, je garde une trace, parfois non : ces œuvres sont alors perdues, et ce n’est pas grave. Je sais que je créé sur un support éphémère et l’éphémère devient, pour moi, un principe de création."
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