Refondation de l'école, redressement économique et numérique : quelles cohérences ?

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Bruno Devauchelle, professeur associé à l’université de Poitiers, Pascal Plantard et Alain Lieury, professeurs à Rennes 2, donnent leur point de vue sur «la cacophonie numérique ministérielle en matière d'éducation, d'enseignement et de formation tout au long de la vie».

«Malgré les annonces stratégiques par différents ministres (Vincent Peillon, Geneviève Fioraso, Fleur Pellerin, Dominique Voynet…), tout nous laisse à penser que les choses “numériques” vont de travers en ce moment. Outre les distorsions d'approche entre les différents ministères qui s'intéressent à l’innovation, à l'éducation, à la recherche, à l’économie, aux territoires… et au numérique, ces annonces qui se succèdent ne peuvent qu'inquiéter tant elles apparaissent disparates.

Alertés par les acteurs du numérique dans les territoires – animateurs, enseignants, formateurs, chercheurs, techno-militants, innovateurs de toutes catégories… –, nous avons décidé de mettre en commun nos analyses et de publier cet appel à la cohérence des politiques publiques autour du numérique. Il n'est pas acceptable qu'un pays ne prenne pas en compte, de manière globale et coordonnée, cette évolution pour en faire un levier de la refondation et de la redynamisation de l'éducation (au sens large) dans tous les territoires et milieux. C'est aussi par là que passe le “redressement” économique durable de la France.

Le «niveau» baisse ?

Si certains parents ou éducateurs craignent une baisse du niveau intellectuel ou scolaire de leurs enfants ou élèves, certains chercheurs pensent que la pratique régulière des jeux vidéo pourrait permettre une amélioration des mécanismes cognitifs (mémoire, attention, intelligence fluide). C’est une étude de cette génération qu’a voulu entreprendre le ministère de l’Éducation nationale (DEPP) sur un échantillon de 31.120 élèves de 6e de collège (11,6 ans). L’étude comprenait un très grand nombre de tests cognitifs et scolaires. Parmi les dix activités les plus fréquentes, 7 concernent des activités liées aux technologies numériques (en incluant la télévision, diffusée de plus en plus souvent par les box Internet). L’analyse statistique des effets de toutes les activités montre des corrélations nulles ou négligeables avec les tests cognitifs et scolaires.

En d’autres termes, lire, regarder la télé, téléphoner ou jouer à des jeux vidéo n’ont aucune influence sur les performances. Les enfants qui regardent souvent la télévision ou les “accros” aux jeux vidéo n’ont pas de performances moindres, notamment dans les tests scolaires. Pour résumer, on peut donc affirmer, encore une fois, que ni le “niveau” scolaire, ni les performances cognitives ne sont influencés significativement par les pratiques numériques personnelles des enfants de 11 ans. C’est un des fondamentaux de la réflexion sur le versant numérique de la refondation de l’école.

Usages, innovation et massification

Les usages du numérique sont des ensembles de pratiques socialisées (Plantard, 2011). Ils fondent de nouvelles normes autour desquelles se créent les sociabilités. L’adjectif “socialisées” renvoie à des questions de constructions collectives et à l’étude des processus d’adoption des normes culturelles, ce qui nous conduit à replacer les usages du numérique dans les contextes socio-historiques marqués par les techno-imaginaires (Balandier, 1986). À partir de cette définition des usages, nous pouvons pointer deux impasses dans lesquelles s’enferment les TICE (les TIC pour l’éducation) depuis plusieurs décennies.

Premièrement, l’idée que l’école serait le lieu principal de socialisation des TIC. À l’image du braconnage (de Certeau, 1980) des livres et de la lecture dans les années soixante, période de construction de la société de consommation, les usages des TIC, d’Internet à Facebook, n’ont que très peu à voir avec les politiques éducatives. Ensuite, l’idée tenace que les TIC ne seraient que des “outils” au service de l’enseignant. Comme l’a très bien démontré Pierre Rabardel (1995), les technologies sont des instruments qui contiennent des artefacts physiques inertes (les machines) animés par des schèmes d’utilisation multiples qui renferment des mondes imaginaires. Comme le musicien doit apprendre à jouer sur le violon fabriqué par le luthier, l’usager doit apprendre à jouer sur l’ordinateur programmé par l’informaticien. Ce qui ne présage en rien du génie de l’un ou de l’autre.

La recherche sur les usages a identifié trois temps pour la socialisation d'une technologie. L'innovation, temps idéal des rêves et des promesses ; la massification, temps douloureux de l'arrivée des machines dans les familles ; la banalisation, temps paisible des usages. Si l'école doit prendre en compte la banalisation et l'innovation, elle doit surtout accompagner la massification. C'est dans cet espace entre l'innovation technologique et sa massification que se situent les innovations sociales et pédagogiques. À chacun son métier…

Proposition 1 : les trois termes de la formation numérique

Ce petit développement théorique nous amène à proposer un modèle de formation numérique pour l’école qui s’articule autour de trois grands ordres de représentation qui guident les pratiques des TIC (Sfez, 1992) : AVEC, DANS et PAR

Avec le numérique : l’homme use de la technique, mais ne s’y asservit pas. L’enseignant doit pouvoir choisir les instruments technologiques qu’il souhaite utiliser.
Dans le numérique : les objets techniques sont l’environnement naturel de l’homme. L’enseignant doit identifier les usages qui forment l’environnement socio-technique quotidien des élèves.
Par le numérique : c’est “par” le numérique que l’innovation pédagogique advient. Cela nous oblige à réviser notre approche des TICE en priorisant une formation professionnelle centrée sur la pédagogie et inspirée par les principes de l’analyse des pratiques, de l’alternance, de l’hybridation et de l’imprégnation.

Proposition 2 : lutter contres les exclusions numériques et les processus de décrochage

Comme le démontrent les travaux du GIS M@rsouin, la lutte contre les inégalités ne peut ignorer le numérique. Les usages numériques des jeunes sont extrêmement différenciés. Ces usages n’ont aucune influence sur les apprentissages scolaires alors qu’ils structurent les identités adolescentes aujourd’hui. Ce qui produit de véritables “fractures” au sein même de la jeunesse.

Proposition 3 : crédit-temps formation/action numérique

Pourquoi ne pas doter chaque enseignant, chaque formateur d'un crédit-temps formation/action numérique ? Cette proposition s'inscrit plus généralement dans le cadre de l'indispensable formation continue de tous.

Proposition 4 : les ESPE ? Former ENSEMBLE au numérique !

La création des ESPE (écoles supérieures du professorat et de l'éducation) doit nous permettre d'assortir la formation “avec, par et dans” le numérique d'une quatrième inflexion autour de la formation collective.

Proposition 5 : une coordination nationale des “laboratoires vivants” (living labs)

Il faut bien sûr que cet “ensemble” soit coordonné, en particulier entre l'accompagnement aux usages (délégation aux usages de l'Internet), l'Éducation nationale et l'Enseignement supérieur et la Recherche (ANR). Il faut faire évoluer les dispositifs existants en impulsant une dynamique nationale de recherche sur l'innovation et les usages du numérique, mais aussi en transformant nos territoires en “laboratoires vivants” où chaque acteur se sentira mobilisé par une ambition numérique nationale.»

Bruno Devauchelle, professeur associé à l’université de Poitiers, Pascal Plantard et Alain Lieury, professeurs à Rennes 2.

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Références
• Le Cam M., Rocher T., Lorant S., Lieury A. (2013). «Les enfants du numérique : activités extrascolaires et caractéristiques chez 30.000 élèves de 6e de collège», Bulletin de psychologie, février-mars.
• Lorant-Royer S., Spiess V., Goncalves J., Lieury A. (2008). «Programmes d’entraînement cérébral et performances cognitives : efficacité ou marketing ? De la Gym-cerveau au programme du Dr Kawashima», Bulletin de psychologie n° 61, pages 531-549.
• Plantard P. (2013). «La fracture numérique, mythe ou réalité ?», in Éducation permanente, hors-série sur la société numérique, AFPA, Paris (fin mars).
• Plantard P. et Trainoir M. (2012). «Contribution à l’anthropologie des usages du numérique», in Recherches sur la société du numérique et ses usages, M@rsouin, n° 2, L’Harmattan, Paris.
• Plantard P. [dir.] (2011). Pour en finir avec la fracture numérique, éd. Fyp, collection Us@ges, Limoges.

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