Interview

Les 20 ans d'Édouard Martin : "En découvrant la sidérurgie, j’ai eu le coup de foudre"

Les 20 ans d'Édouard Martin : "En découvrant la sidérurgie, j’ai eu le coup de foudre"
Les 20 ans d'Édouard Martin : "En découvrant la sidérurgie, j’ai eu le coup de foudre" © M. Delmestre - PS
Par Cécile Peltier, publié le 15 mai 2014
1 min

Vous l’avez découvert au JT de 20 heures lors de la lutte contre la fermeture des hauts-fourneaux d’Arcelor-Mittal. Fils d’immigrés espagnols, ancien élève du lycée professionnel de Florange, cet ouvrier lorrain n’aura de cesse de défendre, au sein de la CFDT, un secteur qui le passionne. Aujourd’hui, l’ex-leader syndical se prépare à une autre bataille, électorale cette fois…

Né en Andalousie, vous découvrez la France et l'école à l'âge de 8 ans. Comment se passe votre arrivée ?

  

Nous arrivons en France en mars 1971, où mon père travaille déjà comme saisonnier depuis une dizaine d'années. À ce moment-là, il vient de décrocher un boulot stable à l'usine Sacilor de Gandrange (57), en Lorraine. Lorsque mon père va nous inscrire à l'école, l'instituteur lui répond : "Il reste trois mois de classe, cela n'a aucun intérêt, revenez pour la rentrée de septembre." Quand je rentre en CP, j'ai déjà 8 ans, soit deux ans de plus que mes petits camarades.

Je me souviens très bien de ce premier jour de classe. Je suis terrifié. C'est un nouveau pays, je découvre l'école – en Espagne, sous Franco, elle n'est obligatoire qu'à partir de 8 ans –, je ne connais pas la langue, et mes camarades se moquent de mes vêtements : une chemise boutonnée jusqu'en haut et des sandales en cuir blanches. C'est comme ça que l'on habillait les petits garçons en Espagne.

Les premières semaines sont difficiles, mais je suis très attentif en classe, j'ai envie d'apprendre, de comprendre. J'ai un instituteur formidable. Il est très pédagogue et veille à ce que je ne sois pas la risée de mes camarades. Il n'a pas pitié de moi, il veut m'aider afin que je réussisse, et je donne le meilleur de moi-même. Un jour, en CE1, le maître dit au reste de la classe : "Regardez votre petit camarade Édouard : il est arrivé en France récemment et c'est l'un des meilleurs." Je garde un très bon souvenir de ces années-là.
 

Et, à la maison, vos parents vous encouragent-ils ?

 

Oui, pour eux, l'école est très importante, même s'ils ne peuvent pas nous aider à faire nos devoirs. Mon père, qui a grandi dans une famille très pauvre, a dû quitter l'école au bout de quelques mois pour aller garder les chèvres. Ma mère, qui a étudié un petit peu plus longtemps, suit notre scolarité très attentivement. En Espagne, elle nous a inculqué des bases d'écriture et de calcul et, en France, elle se met très rapidement à apprendre la langue. À l'époque, il n'existe pas de grandes surfaces, et, pour aller faire les courses, elle doit connaître le nom des produits...

 

Quel genre d'enfant étiez-vous ?

 

Dans le quartier, nous sommes les seuls étrangers et, dans la cour, mes frères et sœur et moi-même sommes les têtes de Turcs. Nous entendre parler espagnol amuse beaucoup les autres enfants. À 8 ans, on a envie de ressembler à tout le monde, et je maudis ma peau sombre et mes cheveux noir corbeau. Je ne provoque jamais une dispute mais, quand un autre gamin vient chercher la bagarre, je réponds. Ensuite, c'est la double sanction : je me fais punir par l'instit et par mes parents. Au bout de quelque temps pourtant, les petits caïds comprennent le message et me fichent la paix.

Hors de l'école, je passe beaucoup de temps avec mes frères et ma sœur. On joue dans le cimetière à côté de la maison, à l'abri des regards extérieurs. C'est notre petit coin de "paradis". Depuis le muret d'enceinte, nous assistons à beaucoup d'enterrements, et une fois ou deux nous nous retrouvons même à bénir le corps d'un mort que nous ne connaissons pas. Pour les enfants que nous sommes, c'est un univers étrange, un peu mystérieux...
 

Sur le plan scolaire, vos années de collège sont-elles aussi faciles que l'école élémentaire ?

 

En sixième, je continue à bien travailler mais, en cinquième, j'ai un professeur de maths avec qui le contact passe mal. Un jour, en me rendant un devoir maison auquel j'ai obtenu une mauvaise note, il m'humilie devant toute la classe. Il parle de mon résultat "lamentable", de "l'irresponsabilité de mes parents"... Je n'ose pas lui répondre que mon père a fait deux mois d'école en Espagne, mais je commence à le prendre en grippe et le collège avec. Je continue d'adorer le français, la géographie, mais je me relâche dans les autres matières. À la fin de la cinquième, j'ai 15 ans et 12-13/20 de moyenne sans trop me fatiguer. Beaucoup de mes copains choisissent alors la voie professionnelle et je décide de suivre leur exemple.

 

Vos parents approuvent-ils votre choix d'orientation en filière professionnelle ?

 

Ma mère en est malade. Mes deux frères aînés ont déjà quitté l'école et choisi l'apprentissage, elle a donc fondé beaucoup d'espoirs sur moi. D'autant que les enseignants ne cessent de répéter que j'ai largement les capacités pour passer le bac. Mais je m'entête et m'inscris en CAP [certificat d'aptitude professionnelle, NDLR] au lycée professionnel de Florange [57]. Au cours des six premières semaines, on teste différents métiers en atelier : soudeur, électricien, mécano... et je suis enchanté par la chaudronnerie. On travaille la tôle : on trace, on découpe, puis on lui donne forme et on crée des objets magnifiques (portails, lampes, etc.). Mais je suis sourd à 40 % d'une oreille, et le médecin du travail m'interdit la chaudronnerie, trop bruyante. Je me retrouve alors en CAP électromécanicien, à contrecœur. Il y a plein de maths, de physique, de chimie, tout ce que je déteste. Mais la raison l'emporte et, poussé par ma mère, j'obtiens mon CAP, indispensable pour être embauché.
  

 

Mon statut de fils d'émigrés de l'Espagne franquiste m'a peut-être rendu plus sensible que d'autres à la défense de la démocratie et à l'importance de la liberté.
 

Vous ne vouliez pas faire comme votre père et, finalement, à 18 ans, vous vous retrouvez dans la sidérurgie ?

 

Oui... Mon CAP d'électromécanicien en poche, je candidate d'abord dans une usine ultra-moderne qui fabrique des moteurs de voiture. Je suis enthousiaste, mais ils n'ont pas de besoins immédiats. Je passe les trois mois qui suivent à glander en attendant qu'ils me rappellent, mais mes parents me rendent la vie tellement impossible que je décide d'accepter la proposition de l'usine Solac de Florange. Je découvre la sidérurgie, et là, c'est le coup de foudre, et cela fait 32 ans que cela dure. Mon père parfois nous en parlait, mais ce n'est pas la même chose que de le voir.

Je commence par réparer les gros moteurs électriques. Mais ce que je veux, c'est être au contact de l'acier. Rapidement, j'arrive à passer à la production. Et c'est le bonheur. On travaille avec d'énormes blocs d'acier qu'on chauffe à 1.200 °C pour les rendre malléables puis leur donner une forme. C'est un spectacle merveilleux pour les yeux, c'est aussi le bruit étourdissant, le sol qui tremble, la vapeur... Un peu comme si on était au centre de la Terre. Au-delà des sensations, à l'atelier avec mes collègues, je me sens utile. L'acier que nous produisons rentrera dans la fabrication de voitures, de machines à laver... Il faut qu'on fasse de la qualité. À ce moment-là, je prends conscience de l'importance de ma fonction, et je passe de l'adolescence à l'âge adulte.
 

En 1989, à 26 ans, vous êtes élu délégué du personnel CFDT. Qu'est-ce qui vous pousse alors à vous investir dans le syndicalisme ?

 

Mon éducation ! Mes parents, qui avaient un profond respect des personnes "savantes" (le maire, le curé, l'instituteur...), m'ont aussi transmis un grand respect des autres. Chez mes grands-parents, il y avait toujours une place pour le mendiant... L'école républicaine m'a ensuite livré les outils pour défendre mes idées : savoir argumenter, formuler sa pensée, mais aussi savoir faire des compromis ("la liberté s'arrête où commence celle du voisin"). Mon statut de fils d'émigrés de l'Espagne franquiste m'a peut-être rendu plus sensible que d'autres à la défense de la démocratie et à l'importance de la liberté. Ce sont les valeurs que j'ai essayé de transmettre à mes deux fils et pour lesquelles je continue de me battre.

 

Cette fonction de représentant vous conduit à vous replonger dans les livres... 

 

En me plongeant dans le Code du travail pour les besoins de ma nouvelle fonction, je renoue avec mon amour de la lecture et cette envie de continuer à apprendre. À 27 ans, je m'inscris à des cours du soir à l'université de Metz [57] pour préparer un DAEU [diplôme d'accès aux études universitaires, l'équivalent du bac]. Je ne le fais pas pour le diplôme, mais pour étoffer ma culture générale. Je rencontre des enseignants extraordinaires qui me font découvrir les classiques : Flaubert, Maupassant, Stendhal... J'apprends aussi à faire des dissertations, à commenter des textes, etc. Mais, entre-temps, je suis devenu papa. À un certain moment, cela devient difficile de concilier ma famille, mes études, la fonction syndicale et le boulot où je fais les trois-huit, et, finalement, j'arrête la fac avant les examens.

 

Aujourd'hui, vous êtes tête de liste (PS) dans la circonscription Grand-Est pour les élections européennes. Que faudrait-il améliorer, selon vous, dans le système scolaire français ?

 

Je ne suis absolument pas spécialiste des questions d'éducation, et je ne me sens pas légitime pour en parler. En tant que citoyen, je note cependant que la France est un pays élitiste où l'on juge d'abord quelqu'un à travers son diplôme. Or, je suis intimement persuadé qu'il faut redonner leurs lettres de noblesse aux études professionnelles et à l'apprentissage. Pour cela, il faudrait commencer par rééduquer les parents, qui sont les premiers à mal vivre que leurs enfants soient orientés dans ces filières. Un jeune qui sort de l'école avec un métier comme chaudronnier a toutes les chances de trouver du travail. Il faut aussi respecter la trajectoire de chacun et éviter de comparer les enfants dans une famille. Même si j'ai appris à mes fils que l'éducation était le meilleur passeport dans la vie, quand l'aîné, qui était parti pour devenir expert-comptable, a décidé d'arrêter en licence pour jouer au foot, je lui ai répondu : "Vis ta passion !" Et, aujourd'hui, il a un diplôme d'éducateur sportif.

Crédit photo : M. Delmestre - Parti Socialiste
 

Biographie express
1963 : naissance le 15 juin à El Padul dans le sud de l'Espagne.
1971 : rejoint son père en France, avec sa mère, ses frères et sa sœur, et entre en CP quelques mois plus tard.
1978 : prépare un CAP d'électromécanicien au lycée professionnel de Florange.
1981 : embauché à l'usine Solac de Florange.
1989 : élu délégué du personnel (CFDT) de l'usine d'ArcelorMittal.
2009 : prend la tête de la lutte contre la fermeture des hauts-fourneaux de Florange.
2013 : annonce sa candidature aux élections européennes.

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