Interview

Les 20 ans de Ben : "J’ai compris qu’en art il fallait provoquer un choc, comme Rembrandt à son époque"

L'artiste Ben
L'artiste Ben © Florita Raschas
Par Propos recueillis par Sophie de Tarlé, publié le 14 juin 2013
8 min

Célèbre pour ses performances et ses écritures (dont certaines ornent vos fournitures scolaires ! ), Ben, 78 ans, revient sur ses débuts à l’occasion de l’inauguration, à Blois, d’un musée consacré au mouvement artistique Fluxus, auquel il a appartenu.

Quel genre d'élève étiez-vous au collège ? Déjà un rebelle ?

 

J'étais plutôt du genre à rester au fond de la classe. J'ai eu du mal à suivre une scolarité normale, car je changeais sans cesse d'école. Nous voyagions beaucoup, avec ma mère. Je suis né à Naples, en Italie, où j'ai vécu les cinq premières années de ma vie. Quand mes parents ont divorcé, je suis allé vivre avec ma mère en Turquie, à Smyrne [aujourd'hui Izmir, NDLR], où habitait ma famille maternelle. À la fin de la guerre, nous sommes partis à Alexandrie, en Égypte, où j'étais scolarisé, à Saint-Joseph. Nous sommes ensuite repartis à Naples, puis à Lausanne, en Suisse. Là-bas, j'étais tellement malheureux que j'ai voulu me suicider en sautant d'un pont. Les élèves se moquaient de moi à cause de mon accent [Ben a gardé de sa mère un accent anglo-levantin]. À 14 ans, je suis allé vivre avec ma mère à Nice [06]. Au début, j'ai fréquenté le collège du Parc-Impérial, puis le collège catholique Stanislas. J'étais athée, et exempté de messe. Ce qui ne m'a pas empêché de décrocher le premier prix d'instruction religieuse avec un texte de 18 pages sur Dieu et l'amour ! Malgré tout, je n'ai pas l'impression d'avoir été heureux à l'école. Même si je parlais sept langues, j'avais des lacunes importantes. J'ai finalement quitté l'école en fin de troisième.


Regrettez-vous de ne pas avoir fait d'études ?

 

Oui, c'est dommage, car je souffre aujourd'hui d'un complexe d'infériorité. J'aurais beaucoup aimé faire Sciences po pour pouvoir débattre sur tout ce qui touche au droit des peuples, aux ethnies. Plus que ministre de la Culture, j'aurais aimé qu'on me nomme ministre des Affaires étrangères ! HEC m'aurait aussi attiré, pour parler sur un pied d'égalité avec les puissants. Car je suis convaincu que, dès qu'il y a pouvoir, il y a abus de pouvoir. Finalement, j'ai été davantage fabriqué par les rencontres que j'ai faites. J'ai rencontré ainsi Le Clezio, futur Prix Nobel de littérature, avec qui je discutais beaucoup, ou encore François Fontan, un penseur occitan, avec qui j'aimais débattre. Moi qui étais plutôt cosmopolite, j'ai compris au cours de ces discussions qu'on ne pouvait pas balayer la culture des peuples d'un revers de main.


Vous aviez 20 ans en 1955, que faisiez-vous à l'époque ?

 

Après avoir quitté l'école, j'ai commencé par travailler comme laveur de carreaux et garçon de courses au Nain bleu, une librairie de Nice. Je me plongeais dans les livres d'art. J'ai alors compris qu'en art il fallait provoquer un choc, comme Rembrandt à son époque. L'été, je fréquentais la promenade des Anglais. J'aimais parler avec les gens que je rencontrais de peinture, de politique, de philosophie. Je fréquentais un club de poètes. J'aimais me faire remarquer, faire le kakou. À l'époque, je me baladais avec un os autour du cou. J'ai rencontré cette année-là Robert Malaval [artiste pop art, NDLR], avec qui j'ai ouvert une boîte de nuit, Le Grac. C'était très bien pour draguer les filles ! Un jour, j'ai rencontré sur la promenade des Anglais Éliane Radigue, compagne de l'artiste Arman. Chez lui, il y avait ce jour-là le peintre Yves Klein. J'étais jaloux de Klein, qui exposait des peintures où il ne peignait qu'une seule couleur au rouleau.


Comment gagniez-vous votre vie ?

 

Ma mère m'a loué un kiosque à journaux, puis m'a acheté un petit magasin. Mais rapidement, j'ai préféré vendre des disques d'occasion plutôt que des journaux. Cela marchait mieux. Je rachetais les disques aux radios locales et je les revendais. Puis, j'ai commencé par décorer le magasin en assemblant des tas d'objets hétéroclites que je recyclais. C'était une façon de dire : "Regardez-moi, SVP." Je faisais le pitre pour faire rire, pour me faire remarquer. Les étudiants venaient nombreux, même si les profs de l'École des arts décoratifs de Nice interdisaient à leurs étudiants de venir ! Encore aujourd'hui, je suis étonné du nombre de jeunes qui ont fréquenté mon magasin.


Quelle influence ont eue vos parents sur votre parcours ?

 

Mon père, Max-Ferdinand Vautier, était un brocanteur issu d'une famille de peintres suisses. Mon arrière-grand-père, Benjamin Vautier, était un grand peintre du XIXe siècle. Mes parents étaient cultivés, mais n'aimaient pas la nouveauté. Mon père se levait de table si on parlait de Picasso ! C'est contre ce type d'attitude que j'ai voulu me rebeller. Mes parents ayant divorcé, j'ai vécu seul avec ma mère, tandis que mon frère, Christopher, qui deviendra architecte, est resté avec mon père. Ma mère n'avait pas de projet professionnel me concernant. Elle voulait juste que je m'en sorte, et m'a aidé, au début, en m'achetant un magasin.


Quelle rencontre a été décisive ?

 

À 27 ans, je suis parti à Londres, invité par l'artiste Spoerri à la Misfits Fair. Là-bas, j'ai vécu 15 jours enfermé dans la vitrine d'une galerie. C'est là que j'ai fait la rencontre de George Maciunas, qui m'a invité à rejoindre le mouvement Fluxus. Il m'a parlé de George Brecht, dont l'art était de cligner de l'œil ou de boire un verre d'eau. Pour lui, il n'y avait pas de différence entre ces gestes et La Joconde. J'ai trouvé ça fou ! Une fois de retour à Nice, j'ai fondé le théâtre Total, des pièces du mouvement Fluxus, comme celles de Ben Patterson, George Brecht, Maciunas. Le but de ce mouvement était d'intégrer le public à la performance artistique. On lançait du papier sur le public [Paper Piece, de Ben Patterson] ! Même si les salles étaient pleines, nous manquions d'argent. Il y avait beaucoup de copains dans la salle. Et ma femme, Annie, qui m'aidait, ne vendait pas beaucoup de billets ! Je suis parti à New York pour rencontrer George Brecht, Maciunas ainsi que les autres Fluxus.


Comment avez-vous trouvé votre voie ?

 

Artistiquement, je cherchais ma place. À Nice, il y avait Raysse, Arman, César et moi [l'École de Nice, NDLR]. Arman était l'artiste du plein, Klein celui du vide. Et moi, dans tout ça ? Je cherchais ce qui pouvait provoquer un choc, et j'avais trouvé la banane. Un jour, dans ma boutique, j'ai montré mes dessins à la banane à Yves Klein, qui m'a dit : "Les bananes, c'est du sous-Kandinsky, expose plutôt tes grands poèmes à l'encre de Chine, c'est plus authentique." Ma mère m'avait toujours répété : "Seule compte la vérité." Je me suis servi de la vérité comme matière première. Et j'ai eu envie de dire la vérité avec des phrases qui provoquent comme "Je suis un con", "Ben doute de tout" ou encore "Tout est art", "Regardez-moi, cela suffit". Je me suis servi de l'ego pour faire ma propre publicité. Mon magasin devint alors un lieu de rencontres pour les jeunes en quête de nouveauté.


Que conseillez-vous à des jeunes qui souhaitent devenir artistes ?

 

L'important en art est d'apporter quelque chose de neuf car il n'y a pas d'art sans provocation. J'ai été très jaloux de Piero Manzoni, qui, influencé par Marcel Duchamp, signait son caca ! Si vous voulez devenir un artiste et que vous faites quelque chose qu'un autre artiste a déjà fait avant vous, alors laissez tomber. À l'époque, Marcel Duchamp nous avais mis dans l'embarras en disant que tout était art, que tout était possible. Ce qui est assez démagogique. Pour John Cage, c'était pareil, tout était musique, même le silence ! L'art est tombé dans un trou noir, dans un cul-de-sac. C'était assez déprimant, en fait. Comment faire de la peinture après Marcel Duchamp, qui a décrété qu'un urinoir était une œuvre d'art ?


Comment expliquez-vous votre popularité auprès des jeunes ?

 

Je pense que les jeunes apprécient ce que je fais car ils se retrouvent dans la simplicité, la naïveté aussi. J'aime les citations, cela fait penser. C'est un résumé, le fruit d'un travail. J'y mets mon ego, mes doutes, mon introspection et ma recherche de la vérité. En général, mes phrases sont assez graves et font réfléchir, même si j'aimerais parfois me montrer plus léger. Le fait que mes écritures se retrouvent sur des tee-shirts fait tout à fait partie de l'esprit Fluxus, dont le but est que tout le monde ait accès à l'art. Avec la "Fondation du doute", j'ai envie de provoquer cette étincelle, que les gens se posent des questions. C'est d'autant plus pertinent aujourd'hui que nous vivons dans un monde virtuel. Les jeunes ont envie de se retrouver, de parler.


Biographie express
1935
: naissance de Benjamin Vautier à Naples, en Italie.
1949 : inscription au collège du Parc-Impérial de Nice.
1955 : rencontre avec les artistes Arman et Klein.
1958 : tient une boutique de disques d'occasion décorée d'objets hétéroclites.
1962 : rencontre à Londres de George Maciunas, fondateur du mouvement Fluxus.
1975 : reconstitution du magasin de Ben au centre Georges-Pompidou.
2010 : rétrospective de l'œuvre de Ben au musée d'Art contemporain de Lyon.
2013 : inauguration de la Fondation du doute, centre mondial du questionnement, à Blois.
 

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