Reportage

Des lycéens au Camp des Milles : "Jouer sur les peurs, certains le font beaucoup"

Ces lycéens découvrent le mémorial-musée du Camp des Milles. L'occasion de faire le lien entre histoire, mémoire et temps présent.
Ces lycéens découvrent le mémorial-musée du Camp des Milles. L'occasion de faire le lien entre histoire, mémoire et temps présent. © Catherine de Coppet
Par Catherine de Coppet, publié le 05 mai 2017
1 min

Alors qu'avait lieu le 30 avril 2017 la Journée nationale du souvenir des victimes de la déportation, certains lieux de mémoire poursuivent tout au long de l'année leur travail historique sur les conditions d'émergence des sociétés totalitaires. C'est le cas du Camp des Milles à Aix-en-Provence, mémorial-musée qui accueille tous les jours des classes de collégiens et lycéens. Dans cet entre-deux tours de l'élection présidentielle, la visite résonne avec l'actualité.

Ils se sont levés tôt et ça se voit sur leurs mines ensommeillées. Ce matin du jeudi 4 mai 2017, deux classes de 1re du lycée Simone-Weil de Saint-Priest-en-Jarez près de Saint-Étienne (42) sont accueillies sur le site-mémorial du Camp des Milles, à Aix-en-provence (13). Objectif : faire le lien entre ce lieu et leur programme d'histoire, qui traite de la Seconde Guerre mondiale. Ancienne fabrique de tuiles, le site du Camp des Milles, qui impressionne par sa taille, a servi, entre 1939 et 1942, de camp d'internement, de transit, puis de déportation vers le camp d'extermination d'Auschwitz-Birkenau, à l'initiative du gouvernement français puis du régime de Vichy. Au programme pour cette quarantaine d'élèves, une visite du musée et du site, suivie d'un atelier pédagogique.

La journée a été organisée à l'initiative de leur enseignante d'histoire, qui emmène régulièrement ses élèves dans ce lieu, depuis son ouverture comme musée et site de mémoire, en 2012. "C'est un musée extraordinaire, qui aborde la question du racisme autrement, sans s'en tenir à l'histoire de la Seconde Guerre mondiale, souligne Nadine Sanguedolce. Il permet aux élèves de comprendre ce qui les concerne aujourd'hui, en particulier ceux qui sont victimes de racisme." Seul camp d'internement français resté intact parmi les 242 que comptait le pays, le site a une autre particularité : "la muséographie et les ateliers proposés permettent à chacun de se questionner sur les conduites qui mènent au totalitarisme", explique l'enseignante.

"Comprendre comment une société peut décider de tuer une partie de sa population"

Dès l'introduction de la visite, le ton est donné par le médiateur, ce matin-là Cyprien Fonvielle, directeur du site : "L'objectif est de comprendre comment une société peut décider de tuer une partie de sa population, par quels mécanismes cela passe. Et de vous faire comprendre que chacun peut résister, à sa manière". Les élèves ont déjà beaucoup de connaissances sur l'histoire des génocides, car ils répondent souvent sans hésiter aux questions du directeur. "Il faut les préparer en amont", confirme l'enseignante.

Commence alors la visite du musée proprement dit, avec une salle jalonnée de dates sur l'Europe des années 1930-1940. La visite est dense, et les questions aux élèves permettent au médiateur de dérouler l'enchaînement des faits historiques, comme une démonstration. "Attribuer à un groupe humain les mêmes caractéristiques, vous savez comment ça s'appelle ?" "Un amalgame", répond un élève.

"Cette partie de l'histoire de la France est oubliée"

À côté des lois anti-juives, prises en Allemagne notamment, les élèves apprennent ainsi qu'en 1938, un décret sur la rétention d'étrangers indésirables en France a permis d'interner toute personne considérée comme "ennemie" : c'est ce qui va permettre la réquisition en septembre 1939 de cette fabrique de tuiles d'Aix-en-Provence, inutilisée depuis 1937, pour y enfermer arbitrairement des étrangers.

En l'occurrence beaucoup d'Allemands et d'Autrichiens, artistes et intellectuels pour la plupart, ayant fui le régime nazi vers la France. "Cette partie de l'histoire de la France est complètement oubliée, commente entre deux salles Victor, 16 ans, en 1re S. On inculque des valeurs, et derrière, on est capable de faire cela ! C'est sur décision de Pétain que des juifs ont été déportés de France, et aussi les enfants !"

"Je ne sais pas si j'aurais survécu !"

Après l'histoire, la mémoire : la visite se poursuit dans le sous-sol et les étages de la tuilerie, lieu de rétention des personnes enfermées dans le camp qui a atteint un nombre proche de 2.500, alors que l'usine avait été conçue pour y faire travailler une soixantaine d'ouvriers. "Il faut imaginer qu'il y avait plusieurs centimètres d'argile sur le sol, cette poussière asséchait les corps, raconte le médiateur. Il y avait des courants d'air. Les hommes avaient 40 centimètres de large pour dormir, dans des conditions d'hygiène déplorables." "Il fait hyper froid ici, note Camille, 18 ans, en 1re L. J'aurais été à leur place, je ne sais pas si j'aurais survécu !" Le récit aborde aussi l'histoire des personnes juives, dont 2.000 ont été déportées depuis ce camp entre août et septembre 1942.

Arrive enfin la troisième partie du musée, consacrée aux comportements individuels, qui invite à la réflexivité : passivité de la majorité face à une minorité agissante, institutionnalisation de la discrimination, capacité des minorités résistantes, actions de résistance, mécanismes psychosociaux... beaucoup de thèmes sont abordés.

"On se voit dans les personnages !"

Deuxième temps de la journée, l'atelier pédagogique, qui répond comme en écho à ces commentaires. Pour une moitié de classe, celui-ci consiste en un travail de réflexion active à partir d'extraits de "La Vague" (Dennis Gansel, 2008). Un film qui raconte une expérience menée par un enseignant pour prouver à ses élèves que le totalitarisme peut vite se concrétiser, via leur propre conditionnement. À chaque extrait, les élèves du lycée Simone-Weil sont appelés à se positionner, dans l'espace de la salle, par Magdalena Wolak, l'animatrice : sont-ils pour ou contre ? Vont-ils suivre le mouvement ou non ? Au fur et à mesure, les mécanismes de suivisme sont décryptés, sur différents sujets.

Par exemple, le port d'un uniforme, en l'occurrence une chemise blanche : "porter le même habit, ça permet d'effacer les inégalités, et c'est un signe d'appartenance", dit l'un ; "Mais ça nous prive de notre liberté", dit un autre. Idem pour une scène où le groupe d'élèves décide de sortir en ville pour tagguer les lieux publics avec leur nouvelle emblème, une vague : "C'est de l'adrénaline, c'est amusant !" dit un jeune homme qui soutient. "On fait du mal à presque personne", commente un autre ; "Mais ça devient du vandalisme, et dans l'extrait ils bousculent des gens, c'est une atteinte au respect", répond une élève défavorable.

À l'issue des six extraits, l'animatrice analyse les mots et expressions qui ont été prononcés : expérience temporaire, dégénérer, secte, exclu, force de caractère, manipuler, raison d'être, dangereux, autorité, déresponsabiliser... "Moins vous êtes vigilants, plus vous pouvez vous laisser manipuler", conclut l'animatrice.
"Avec un atelier comme ça, on peut se projeter ! C'était hyper intéressant de voir jusqu'où certains peuvent aller, dans les réactions qu'on a eu dans la classe, commente Zoé. On est tous très influençables, et en politique, ce sont ceux qui parlent bien qui peuvent embrigader !"

Questionner l'actualité

Si certains parlent de "prise de conscience", d'autres ont été aussi ramenés à l'actualité par cet atelier. "C'était très fort cet atelier, ça a changé mon point de vue : je me suis dit que des régimes comme ceux d'Hitler ou de Mussolini pouvaient revenir. L'histoire est un cycle, et il y a toujours un moment où certains veulent l'extrémisme", estime Erwan, à chaud. Évidemment ça fait peur, pour moi ça pourrait se passer aujourd'hui : la peur généralisée, la perte de confiance en tout le monde..."

"Jouer sur les peurs, certains le font beaucoup", explique Malik. "C'est sûr que si l'extrême-droite passait au pouvoir en France, ça pourrait se passer comme ça, avec plus de racisme encore, car l'humain est faible", souligne Khalid, 17 ans. "Aujourd'hui, il y a plus de gens éduqués, on sait plus de choses, ce n'est pas dit que le pire arriverait", nuance Victor. "Chacun peut avoir son opinion, mais forcer les gens à s'y soumettre, par la peur, c'est terrible, renchérit Zoé. Imputer aux étrangers nos problèmes et les laisser mourir dans la mer parce qu'ils sont étrangers, ce n'est pas normal ! S'il y avait une guerre, ça pourrait être nous !"

Pour l'enseignante, la conjonction de la visite avec l'entre-deux-tours de l'élection présidentielle, a ajouté une dimension. "Il y a des similitudes de notre époque avec les années 1930... Certains élèves peuvent être tentés par les idées de l'extrême-droite, et ici, ils réfléchissent ! Il n'est pas question d'imposer un point de vue mais de les amener à comprendre par eux-mêmes, à sentir les mécanismes, note Nadine Sanguedolce. Il y a sans conteste un avant et un après-visite ! À chaud, ils sont souvent sous le choc, mais plus optimistes après quelques jours !"

Un lieu de recherche historique au service de la vigilance

Si le contenu du mémorial-musée est garanti par un comité scientifique, le site du Camp des Milles est aussi un centre de recherche historique. La fondation du Camp des Milles, qui gère et développe le mémorial-musée, a publié récemment, à partir des travaux de recherche de l'équipe dirigée par Philippe Mossé (directeur de recherche émérite au CNRS), un indice d'Analyse et d'Alerte Républicaine et Démocratique (AARD) : il met en évidence une multiplication par 4, entre 1990 et 2015, des facteurs de risques et tensions qui menacent la démocratie. Une campagne citoyenne de sensibilisation "Fais le pour toi ! Résiste !" a été menée ces dernières semaines dans toute la France, notamment grâce à un bus qui a sillonné le pays.

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