Interview

Les 20 ans de Jean-Louis Étienne : comment il est devenu explorateur

Jean-Louis Étienne - médecin - explorateur
Jean-Louis Étienne : "Je voulais être alpiniste. Je me voyais explorateur." © Aglaé Bory pour l'Etudiant
Par Propos recueillis par Nathalie Helal, publié le 12 avril 2016
1 min

Alors qu’il s’apprête à repartir pour une nouvelle expédition dans l’océan Austral, le célèbre explorateur revient sur ses années de lycéen et d’étudiant où, après un bac technique, il rentre en première année de médecine à Toulouse.

Quel genre d'élève étiez-vous au collège, puis au lycée ?

Pas vraiment doué ! Comme je n'avais pas les notes suffisantes pour intégrer la sixième, mes parents m'ont mis au collège technique de Mazamet, dans le Tarn [81]. Le but était que je décroche un CAP [certificat d'aptitude professionnelle] de tourneur-fraiseur. J'étais trop loin de chez moi pour être externe, donc, je suis devenu pensionnaire. C'était en 1960. Au début, c'était dur ! Le pensionnat, c'est un lieu de discipline. Horaires et règlement stricts ! On n'avait pas d'autres choix que de travailler. Heureusement, je me suis fait des copains, et j'ai surtout pris goût aux études.

Quelles sont les matières en particulier que vous avez préférées ?

Mon père était tailleur, il confectionnait des vêtements. Est-ce que son métier m'a donné le goût pour le travail manuel ? Je ne le sais pas. En tout cas, j'aimais la matière, la construction. J'envisageais de devenir menuisier. Et c'est sans doute les raisons qui m'ont fait aimer les mathématiques. Moi qui ne devais pas dépasser en principe le CAP, j'ai été orienté vers un bac technique dans le même établissement. La section s'appelait à l'époque « TM », ce qui voulait dire : « technique-mathématiques ». C'était un mélange de matières classiques et d'ateliers techniques. J'ai adoré. Tout était possible. Et c'est comme ça que je me suis retrouvé à faire médecine !

Vous souvenez-vous de la première fois où vous êtes passé de la théorie à la pratique ?

Cela s'est passé à Toulouse, où je venais de rentrer en première année de médecine. Je suis allé dans un hôpital pour voir un chirurgien pratiquer. Ses gestes me fascinaient. À l'époque, je portais le costume et la cravate, et je rasais les murs... Au bout d'un mois d'observation, un événement s'est produit, qui a changé le cours de ma vie : comme un interne manquait, le chef de service s'est tourné vers l'infirmière en chef en lui demandant de m'habiller, c'est-à-dire de me revêtir de la blouse, des gants et du masque de chirurgien. Ainsi équipé, on m'a fait rentrer dans le bloc opératoire.


Au moment précis où je retrouvais le plaisir du geste manuel, j'ai senti que naissait en moi une vocation profonde.

Au moment précis où je retrouvais le plaisir du geste manuel, j'ai senti que naissait en moi une vocation profonde. Il faut dire que c'était en orthopédie que je me débrouillais le mieux, parce que les vis, les plaques, les broches, c'est de la technologie ! L'expérience a pris fin à peu près 6 ans plus tard, quand j'ai cédé à l'appel de la montagne...

Quels sont les souvenirs que vous gardez de vos premiers pas en tant que professionnel ?

J'ai été complètement fan, d'abord parce que je me servais de mes mains pour réparer des corps humains et parce que je travaillais aux côtés d'un "patron" qui me faisait confiance. C'était intense, appliqué, studieux, formateur.

Comment avez-vous pu financer vos études ?

De la manière la plus classique : en devenant étudiant boursier ! D'abord, en première année, je logeais à la cité universitaire. Puis, en seconde année, les parents d'un copain m'ont invité à partager avec leur fils un grand appartement situé à Toulouse (31). Et puis, j'étais très débrouillard. J'étais toujours volontaire pour participer à ce qu'on appelait des "aides opératoires", c'est-à-dire à prêter main-forte en clinique. En même temps, je n'avais pas vraiment le choix non plus. Mes parents venaient d'un milieu modeste, il n'était pas question que je sois assisté.

Quand avez-vous commencé à voyager ?

Ma première expédition a consisté à me rapprocher des montagnes ! J'avais 26 ans et j'avais déjà pas mal d'expérience en milieu hospitalier. J'y avais passé 4 années, entre la phase de stage, celle de futur interne, puis d'interne fraîchement diplômé des Hôpitaux de régions. Le tout, entre Toulouse et Castres. Quand j'étais gamin, j'avais une illustration représentant le massif du Mont-Blanc sur le mur de ma chambre. Je rêvais de montagnes en lisant les romans de Roger Frison-Roche [un alpiniste et explorateur également]. Je voulais être alpiniste. Je me voyais explorateur.
Adulte, je me suis dit que j'allais réaliser mon rêve en prenant part à des expéditions en tant que médecin. La première étape était de déménager à Grenoble (38), ce que j'ai fait. Je me suis fait embaucher à l'hôpital en radiologie, une spécialité que je savais beaucoup plus "tranquille", et où surtout il n'y avait pas de gardes à effectuer. J'habitais à l'auberge de jeunesse de Grenoble, remplie d'Américains à l'époque, parce que les jeux Olympiques venaient de s'y dérouler. Je m'y suis rapidement fait des copains, et c'est avec eux que j'ai démarré l'alpinisme. Peu de temps après, j'ai organisé moi-même une expédition en Patagonie. Nous étions 3. Je gagnais un peu d'argent en exerçant sur place la médecine générale, et j'avais construit de mes mains une cabane où nous vivions. Cela a duré 3 mois et j'en ai gardé un souvenir fabuleux. Après, la bougeotte ne m'a plus jamais quitté, sur terre comme sur mer.

Vos loisirs prenaient-ils le pas sur votre métier ?

J'étais à la fois structuré et insouciant. Libre. Cette insouciance m'avait été donnée par la confiance que m'accordaient mes parents et un sentiment d'autonomie que j'ai ressenti très tôt : il n'y avait pas de contraintes ni de freins, alors je savais qu'en me construisant une cabane et en élevant des poules, je pourrais survivre. Peut-être est-ce justement pour cette raison que je n'ai pas eu à décider qui de mes passions ou de mon métier devait guider ma vie.

Cette débrouillardise vous est venue très tôt ?

Je me souviens qu'à l'âge de 14 ans, je rêvais de faire de la guitare. Je n'avais pas un rond, mes parents n'avaient pas les moyens de m'en payer une, eh bien ! Je l'ai fabriquée moi-même ! J'adorais travailler le bois et bricoler. Je suis un farouche défenseur du travail manuel.

Vos parents étaient-ils fiers de votre parcours ?

En plus, mon père redoutait la longueur des études. Il aurait sans doute préféré me voir travailler plus tôt. Mon père n'aimait pas l'idée que je fasse médecine. Il ne voulait pas voir son fils se transformer en bourgeois.

Ma mère a été très fière de me voir étudier la médecine et réussir dans ce domaine

Ma mère, qui tenait un petit commerce de vêtements, était une femme très aimante. Elle était issue d'une famille de maçons italiens qui s'étaient implantés en Alsace. Elle a été très fière de me voir étudier la médecine et réussir dans ce domaine.

À votre avis, un parcours comme le vôtre est-il encore possible aujourd'hui ?

Oui, j'en suis certain. Il faut se donner la liberté de faire ce qu'on a envie de faire, tout en étant capable de s'engager. C'est important, l'engagement, et c'est basé sur la confiance en soi. On a souvent envie d'abandonner parce qu'on est dans un environnement hostile. Or il faut justement résister à la tentation de l'abandon quand cela devient difficile.

À 15 ans, imaginiez-vous que vous alliez devenir aventurier et explorateur ?

Ayant été orienté vers une filière technique, vers un travail manuel, non ! Mais je ne m'interdisais pas de rêver. Et j'étais resté marqué par certains récits d'aventure de ma jeunesse. Quand Éric Tabarly m'a demandé d'être son coéquipier à bord du "Pen Duick VI", lors de sa course autour du monde dans les années 1970, je ne me suis pas posé de questions !

Certains professeurs vous ont-ils marqué et influencé ?

Il y a des rencontres qui vous font avancer, profs ou non-profs. Pour moi, c'est la rencontre avec ce chirurgien à Toulouse, qui était aussi un universitaire, qui m'a forgé. Cet homme m'a fait confiance, en me laissant opérer tous les jours à ses côtés alors que j'étais interne. Mais d'autres m'ont cassé. Par exemple, j'étais bon en rédaction, et nul en orthographe. En réalité, j'étais dyslexique et dysorthographique. Je l'ai appris très tardivement, en devenant père à mon tour, car ce handicap est transmissible et mon fils en a hérité. Bien sûr, à mon époque, aucun professeur ne l'a détecté... J'aime la relation que les enseignants américains ont avec leurs élèves : ils positivent toujours au lieu de coller une mauvaise note et de sabrer. Ils donnent envie. De fait, on se sent meilleur et on progresse. Ici, c'est souvent le contraire, malheureusement. Cela fait partie des choses essentielles qu'il faudrait changer dans le système éducatif, selon moi.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune qui démarre ?

De dépasser les moments de doute ou de découragement. On progresse par seuils, il ne faut jamais l'oublier. Il faut un ancrage dans la réalité, aussi. Et se répéter que le hasard, cela s'organise. On est maître de son destin.

Biographie express

1946 : Naissance à Vielmur-sur-Agout, dans le Tarn (81).
1960 : Intègre le collège technique de Mazamet, dans le Tarn.
1986 : A été le premier homme à atteindre le pôle Nord en solitaire.
1989-1990 : Atteint l'Antarctique, lors de la Transantarctica.
2007-2008 : Dirige l'Institut océanographique de Paris et le musée océanographique de Monaco.
2015 : Sortie du livre "Persévérer" aux éditions Paulsen.
2016 : Prépare un projet d'exploration de l'océan Austral : Polar Pod Expedition.

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