Décryptage

Avec le grand oral, l’ouverture sociale risque de rester théorique

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Lors du grand oral, les élèvesdevront être capables de susciter l’intérêt du jury en donnant vie à leur discours. © Adobe Stock/Adam Gregor
Par Thibaut Cojean, publié le 27 mai 2020
6 min

#OUVERTURESOCIALE [Série spéciale]. Épreuve phare du nouveau bac, le grand oral a un objectif d’ouverture sociale, en préparant tous les élèves des séries générales et technologiques aux codes de l'enseignement supérieur et de l’entreprise. Mais sans une refonte profonde des apprentissages, cette épreuve risque d’avantager un peu plus les élèves issus de milieux favorisés.

C’est l’une des grandes nouveautés du bac 2021 imaginées par Jean-Michel Blanquer, le ministre de l’Education nationale : à la fin de l’année de terminale, les candidats se soumettent à un grand oral, portant sur un ou deux enseignements de spécialité. Officiellement, cette nouvelle épreuve est pensée pour favoriser la réussite de tous les élèves. Dans la pratique, un cadre égalitaire semble compliqué à mettre en place, surtout dans les quelques années qui viennent.

"Un levier d’égalité des chances"

Pour construire l’examen, le ministère s’est notamment basé sur un rapport remis en juin 2019 par Cyril Delhay, intitulé "Faire du grand oral un levier d’égalité des chances". Celui-ci comprend, sur une cinquantaine de pages, des "recommandations pour le grand oral du baccalauréat et l’enseignement de l’oral, de l’école maternelle au lycée".

"Le grand oral est un levier d’égalité des chances", assure encore aujourd’hui l'auteur de ce document, professeur d’art oratoire à Sciences po, car il permettrait à une grande partie des élèves français "d’acquérir une compétence pour la vie" : la prise de parole en public.
Claire Guéville, en charge de la question des lycées au Snes-FSU, syndicat enseignant hostile à la réforme du bac, approuve le principe : "En théorie, une mise en condition des élèves à des exercices demandés plus tard dans leurs études ou leur vie professionnelle peut évidemment être très bénéfique."

Compétences extrascolaires

En vingt minutes, les élèves devront faire un exposé debout, assurer un échange avec le jury et présenter leur projet d’orientation. Ils seront évalués sur des notions habituelles et scolaires, comme les connaissances du programme et la maîtrise d’un champ lexical, mais aussi sur la forme : ils devront être capables de susciter l’intérêt du jury en donnant vie à leur discours.
"Cet oral favorise les 'soft skills', des compétences extrascolaires acquises dans l’univers familial ou les réseaux personnels, résume Claire Guéville. Faire porter autant l’accent sur le formalisme mettra en difficulté les élèves des milieux défavorisés, qui ne possèdent pas ces codes."
Il s’agit aussi d’éléments que l’on retrouve "traditionnellement dans le cadre de l’éloquence en entreprise", constate Eric Cobast, fondateur de l’Académie de l’éloquence. Or, si cela permet d’ "explorer plusieurs volets du dialogue", il est "très inhabituel, dans l’enseignement français, de parler de soi".

Refonte des apprentissages

Cet examen suppose donc de revoir en profondeur l’apprentissage de l’oral, qui ne se limite plus au simple exposé. "L’oral est d’abord une activité physique, qui demande de travailler sur la respiration, la voix, la posture, son rapport aux autres et à l’espace…", explique Cyril Delhay. Dans son rapport, il propose d’ailleurs d’y impliquer les professeurs d’EPS. "C’est le plus universel des apprentissages, ça s’apprend en quelques heures", appuie-t-il.
Une estimation que ne partage pas Eric Cobast, également auteur de "Briller à l’oral, 101 conseils simples et efficaces". Pour lui, les multiples composantes du grand oral "supposent un entraînement au long cours", envisageable "pour l’école de demain". Mais les lycéens et collégiens d’aujourd’hui n’ont pas pu bénéficier de cet apprentissage dès l’enfance en milieu scolaire.
Pour eux, il est prévu de préparer le grand oral au 3e trimestre de la terminale, à raison de 12 heures par semaine, une fois les épreuves écrites des spécialités passées. Insuffisant, estime Eric Cobast : "L’art oratoire est aussi un art de l’adaptation, qui prend du temps et demande de la pratique. Il faut savoir réagir à ce qui n’est pas prévu."

Former les formateurs

Autre impondérable : "Les programmes sont pléthoriques, et il faudra les terminer après les épreuves de mars", rappelle Claire Guéville, pour qui la formation des enseignants est aussi à considérer. Prof d’histoire-géo, elle estime que "c’est un métier d’enseigner l’éloquence. Deux jours de formation ne suffiront pas à se spécialiser et à mettre les élèves en position de réussir."
Si les conditions d’apprentissage ne sont pas mises en place à temps pour les premières générations à passer le nouveau bac, le grand oral pourrait avoir l’effet inverse de celui escompté en matière d’ouverture sociale. "Je ne vois pas comment ça peut déboucher sur une réduction des inégalités", déplore Claire Guéville. Une crainte que partage Eric Cobast : "Il y aura des inégalités dans l’entraînement. Est-ce qu’il sera bien fait, et par qui ?" Il constate d’ailleurs que "des entreprises privées se préparent déjà à vendre des coachings pour le grand oral".

Au-delà de tous ces aspects, une dernière variable est à considérer de façon sérieuse : la pandémie de Covid-19. "À la rentrée 2020, il faudra prendre en compte la crise sanitaire", prévoit l’enseignante syndicaliste. Le grand oral pourrait donc être relégué au second plan, derrière le protocole sanitaire, et profs comme élèves risquent de ne pas y être bien préparés en juin prochain. Si bien qu’Eric Cobast fait le pari qu’"au début, le grand oral ressemblera plutôt à un gros TPE".

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