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Bacs techno 2015 : corrigé d'un sujet de philosophie (explication de texte)

mis à jour le 27 janvier 2015
12 min

SujetExpliquez le texte de Nietzsche, extrait de Vérité et mensonge au sens extra-moral.

Pour expliquer ce texte, vous répondrez aux questions suivantes, qui sont destinées principalement à guider votre rédaction. Elles ne sont pas indépendantes les unes des autres et demandent que le texte soit d’abord étudié dans son ensemble.

"Le menteur fait usage de désignations valables, les mots, pour faire que l’irréel paraisse réel : il dit, par exemple "je suis riche", tandis que, pour son état "pauvre" serait la désignation correcte. Il fait un mauvais usage des conventions fermes au moyen de substitutions volontaires ou d’inversions de noms. S’il fait cela d’une manière intéressée et surtout préjudiciable, la société ne lui accordera plus sa confiance et par là l’exclura. Les hommes ne fuient pas tellement le fait d’être trompés que le fait de subir un dommage par la tromperie : au fond, à ce niveau, ils ne haïssent donc pas l’illusion, mais les conséquences fâcheuses et hostiles de certaines sortes d’illusions. C’est dans un sens aussi restreint que l’homme veut seulement la vérité : il convoite les suites agréables de la vérité, celles qui conservent la vie ; envers la connaissance pure et sans conséquence il est indifférent, envers les vérités préjudiciables et destructrices, il est même hostilement disposé."

Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral, 1883.

 

Questions

1) Dégagez la thèse du texte et les étapes de l’argumentation.

2) Expliquez :

a. "la société ne lui accordera plus sa confiance et par là l’exclura";

b. "ils ne haïssent donc pas l’illusion";
c. "celles qui conservent la vie".

3) Faut-il préférer la vérité qui dérange ou l’illusion qui réconforte ?

 

Proposition de correction

1) Dégagez la thèse du texte et les étapes de son argumentation

Cet extrait a pour thème le rapport que les hommes entretiennent avec la vérité et le mensonge. On définit souvent l’homme comme un être vivant qui se distingue de tous les autres parce qu’il est le seul à rechercher la vérité et à avoir soif de connaissance. C’est même pour cela que le mensonge serait condamné en tant que tel : parce qu’il est une tromperie volontaire. Les hommes condamnent-ils le mensonge parce qu’ils désirent par-dessus tout connaître la vérité ?

Nietzsche répond à cette question dans les quelques lignes du texte proposé, en défendant l’idée suivante : les hommes ne condamnent pas le mensonge en lui-même, mais les conséquences nuisibles d’un mensonge, et de même ils ne recherchent pas toutes les vérités, mais seulement celles qui leur servent à quelque chose. Autrement dit, on peut reformuler la thèse du texte de la manière suivante : les hommes ont un rapport intéressé à la vérité et au mensonge. Cela signifie que la vérité en elle-même n’est pas une valeur, mais que la valeur de la vérité dépend de ses conséquences. Une telle thèse se trouve particulièrement développée aux lignes 8 à 10 : "C’est dans un sens aussi restreint que l’homme veut seulement la vérité : il convoite les suites agréables de la vérité […]."

Pour soutenir une telle thèse, le raisonnement nietzschéen comprend deux étapes. Dans un premier temps, du début jusqu’à la ligne 6 ("et par là l’exclura."), Nietzsche définit le mensonge et constate qu’il n’est socialement condamné, qu’à la condition qu’il ait des conséquences nuisibles. Si tel est le cas, quel est le rapport de l’homme à la vérité ?

Dans un second temps, Nietzsche applique le critère d’acceptation du mensonge qu’il vient d’établir, à la vérité. Ainsi, de même que les hommes rejettent le mensonge à cause de ses conséquences, ils ne recherchent que les conséquences positives de la vérité.

Dans les deux cas, vérité ou mensonge, Nietzsche affirme que ce sont les conséquences qui décident de la condamnation ou de l’acceptation.
 

2) Expliquez


a. "la société ne lui accordera plus sa confiance et par là l’exclura"

Cette expression est située dans la première partie du texte, dans laquelle Nietzsche détermine la condition à laquelle le mensonge est socialement condamnable. Précisément, la société n’exclut pas tous les menteurs, mais uniquement, celui qui "fait cela d’une manière intéressée et surtout préjudiciable". Autrement dit, c’est uniquement dans le cas de conséquences nuisibles que le mensonge est une cause d’exclusion sociale. Pourquoi une telle sanction ? Est-ce à dire que certains mensonges sont une menace pour la vie sociale ?

De fait, si un homme ment pour servir ses intérêts et que cela nuit aux autres, la société ne peut l’accepter. Nietzsche montre par là que pour lui la société ne repose pas tant sur un devoir de dire la vérité, comme le pensait Kant, puisque sinon tous les menteurs seraient exclus, mais plutôt sur le fait de ne pas nuire à autrui et de respecter ses intérêts. Ainsi, la "confiance" sociale ne tient pas à ce que tout le monde se dise la vérité, mais plutôt à ce que personne ne mente pour manipuler l’autre. C’est parce qu’au fond les hommes vivent en société pour se protéger les uns les autres, que si l’un prétend leur nuire, il sera immédiatement exclu.


b. "ils ne haïssent donc pas l’illusion"

Cette expression appartient au second moment du raisonnement de Nietzsche, dans lequel il définit le rapport intéressé que les hommes entretiennent avec la vérité. Précisément, cette réflexion sur la vérité commence par une réflexion sur le mensonge. Comment comprendre que les hommes ne haïssent pas l’illusion ?

Juste avant Nietzsche vient de préciser la condition à laquelle le mensonge est d’habitude condamné socialement : uniquement s’il est "préjudiciable". Dans ce cas, un mensonge inoffensif devrait être accepté par la société. C’est bien ce que Nietzsche explique ici : les hommes ne haïssent pas l’illusion, mais "les conséquences fâcheuses et hostiles de certaines sortes d’illusions". Ainsi, ce n’est pas le mensonge en lui-même qui est condamnable car il produit de l’illusion, mais l’illusion n’est condamnable que si ces conséquences sont nuisibles. En revanche, une illusion sans conséquences sur la réalité, est tout à fait acceptable : n’est-ce pas le cas des fictions littéraires, cinématographiques ou théâtrales ? Il y aurait donc un plaisir de l’illusion, d’être trompé ou de se savoir trompé, dès lors que les conséquences sont inexistantes. Une fois encore, Nietzsche récuse l’idée selon laquelle il y aurait un amour naturel de la vérité et un rejet naturel de l’illusion.


c. "celles qui conservent la vie"

Cette brève expression se situe dans le second moment du raisonnement nietzschéen, dans lequel il explique à quelle condition l’homme désire connaître la vérité. Pour Nietzsche, l’homme ne veut pas connaître toutes les vérités : il veut la vérité, mais en "un sens restreint". Quelles sont donc les vérités que l’homme désire connaître ? Nietzsche en effet distingue trois sortes de vérités : celles qui ont des "suites agréables", celles qui relèvent de "la connaissance pure et sans conséquence", celles enfin qui sont "préjudiciables et destructrices". Un peu plus haut, Nietzsche montrait que les hommes ne rejetaient pas le mensonge pour lui-même, mais uniquement lorsque l’illusion qu’il entraînait était nuisible. Par rapport à la vérité donc, c’est le rapport inverse : les hommes ne recherchent pas vraiment la vérité pour elle-même, mais ils recherchent uniquement la première catégorie de vérités : celles dont les conséquences sont bonnes.

Qu’est-ce que des vérités dont les conséquences sont bonnes ? Précisément "celles qui conservent la vie". Cela désigne les connaissances qui ont un intérêt vital, c'est-à-dire qui permettent à la vie des individus de se dérouler en toute sécurité. On peut penser ici aux vérités médicales par exemple. Avec cette distinction des vérités, on comprend donc ce que signifie le rapport intéressé à la vérité que décrit Nietzsche : les hommes n’acceptent ou ne refusent la vérité ou le mensonge qu’en fonction de leurs conséquences par rapport à la vie.
 

3) Faut-il préférer la vérité qui dérange à l’illusion qui réconforte ?

À propos des vérités qu’il faut dire ou ne pas dire, la sagesse populaire a une position bien arrêtée. On peut relever au moins deux proverbes : "Toute vérité n’est pas bonne à dire" et "Il n’y a que la vérité qui blesse", qui invitent à une certaine réserve quant au fait de rechercher ou de dire la vérité. Suivant ces deux préceptes, il faudrait donc reconnaître que la vérité peut parfois faire mal à celui à qui on la révèle. Dès lors, le mensonge n’est-il pas préférable, a fortiori s’il réconforte, là où la vérité dérange ? La question est donc de savoir si l’on doit toujours, et quel qu’en soit le prix, rechercher et dire la vérité, ou si l’on peut justifier d’avoir recours au mensonge ? 

Préférer l’illusion réconfortante, cela revient à dissimuler la vérité et à produire un mensonge pour ne pas faire souffrir. Mais outre le fait que cela ne supprime pas les risques de souffrance – la vérité risque toujours d’être découverte un jour –, une telle attitude est illégitime. On entend souvent justifier un mensonge par le souci de ne pas choquer ou heurter l’interlocuteur. Mais ce faisant, on s’autorise rien moins que de juger ce qui est bon pour autrui. Cela revient à manipuler son interlocuteur, certes au nom d’intentions qui nous paraissent bonnes, mais qui pourtant le dépossèdent de sa liberté, puisqu’on le traite comme un objet et non plus comme un sujet. Ultimement, comme le remarque Kant, dans Sur un prétendu droit de mentir par humanité, cela revient à rompre la confiance absolument nécessaire à l’établissement d’une relation intersubjective. Bien que cela puisse avoir des conséquences nuisibles, il faut donc reconnaître avec Kant un devoir de dire la vérité au nom de la dignité morale de chaque homme. Bien que l’on puisse toujours choisir de mentir, un tel choix ne peut en aucun cas être érigé au rang de devoir moral.

Mais le rapport à la vérité est-il vraiment si désintéressé ? N’est-ce pas la vie elle-même et sa conservation qui sont le principe moral de justification ?

En effet, si l’on comprend que dire la vérité est un devoir absolu dès lors que l’on souhaite établir des relations de confiance avec les autres hommes, on comprend aussi que ces relations doivent également intégrer un devoir ne pas nuire à autrui, ou du moins de ne pas le faire souffrir. Autrement dit, on peut reconnaître avec Nietzsche qu’il faut sélectionner les vérités en fonction de leur rapport à la vie, c'est-à-dire de leur intérêt vital. Une vérité dont la révélation aurait des conséquences négatives doit être éliminée ou renvoyée à plus tard, tandis que l’on peut accepter une illusion, d’autant plus si celle-ci est réconfortante. Le signe le plus courant de cette attitude se traduit dans les mensonges que l’on pratique souvent à l’égard des enfants : on ne leur dit pas qu’une personne de leur famille est "morte", mais qu’elle est "partie pour un long voyage…".

Cela revient alors à accepter en retour une catégorie de mensonges : ceux dont les conséquences ne sont pas nuisibles. Du coup, l’illusion se trouve valorisée dès lors qu’elle peut "adoucir" le rapport à la réalité. Il n’y a qu’à voir comme l’industrie du divertissement (télévision, cinéma) par exemple, développe des fictions réconfortantes, dans la mesure où elles permettent pour un temps d’oublier les dures réalités de l’existence quotidienne. Cependant si une telle préférence s’explique par le refus de la souffrance inutile, est-elle pour autant tout à fait cohérente ?

En effet, préférer les illusions dès lors qu’elles sont réconfortantes, c’est prendre aussi le risque qu’elles soient un jour identifiées comme n’étant que des illusions, et donc prendre le risque d’une douloureuse prise de conscience. Dès lors, ne faut-il pas considérer que la révélation de la vérité doit relever d’une stratégie générale qui comprend différents moments ?

"Il y a un temps pour chaque vérité […] l’articulation de la vérité veut être graduée", comme l’indique Jankélévitch dans son livre L’Ironie. Cela signifie qu’il faut savoir dire la vérité, trouver la bonne manière de dire la vérité, et que cela dépend surtout du bon moment. On ne doit pas dire toute vérité n’importe quand, mais au contraire, on doit subordonner la révélation de la vérité au temps opportun. De la sorte, on peut choisir dans un premier temps le mensonge ou l’illusion puis progressivement, distiller la vérité "en augmentant la dose chaque jour, pour laisser à l’esprit le temps de s’habituer". Ainsi, on peut commencer par ne pas tout dire, puis par ajouter des détails, ou commencer par une histoire, avant de la transposer dans la réalité, comme dans le conte, la fable ou la parabole.

Le choix moral essentiel à l’égard de la vérité n’est donc pas tant entre dire la vérité et mentir. Il convient plutôt de se demander : est-ce le bon moment pour que la vérité qu’il faut dire soit entendue ? Comment dire la vérité ? Quelle forme lui donner ?

Se trouvent ainsi justifiés en même temps le devoir de dire la vérité et le devoir de ne pas faire souffrir autrui. 

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