Centrale Pékin : un modèle à pérenniser

De notre envoyée spéciale à Pékin, Sylvie Lecherbonnier Publié le
Centrale Pékin : un modèle à pérenniser
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Centrale Pékin vient de diplômer sa première promotion d’ingénieurs chinois formés à la française. Un moment charnière pour cette formation pionnière née du partenariat entre le groupe des écoles centrales et l’université de Beihang. La phase de lancement réussie, l’école doit désormais trouver son rythme de croisière. Avec deux défis majeurs : le business model et la constitution d’un corps enseignant permanent.

L’instant se veut solennel en ce samedi 7 janvier 2012. Dans une salle monumentale du Palais du peuple, place Tian An Men à Pékin, Lin Lin, la déléguée des élèves de la première promotion de l’École centrale de Pékin, prend la parole, visiblement émue. Devant elle, un parterre de plusieurs centaines de personnes réunies à l’occasion de la première remise de diplômes de cet établissement franco-chinois, fruit du partenariat entre le groupe des écoles centrales (Paris, Lyon, Lille, Nantes et Marseille) et l’université d’aéronautique de Beihang. «Nous allons partir dans le monde entier, nous occuperons des postes à responsabilités et nous porterons fièrement la casquette de Centrale Pékin», s’enthousiasme la déléguée des élèves en toge, lors d’une cérémonie à l’américaine dans un haut lieu du communisme peu accessible au grand public.

Une insertion professionnelle comparable aux écoles françaises

Comme Lin Lin, 74 étudiants chinois reçoivent leur diplôme de l’École centrale de Pékin en ce samedi de janvier. Ils étaient 108 à faire leur entrée dans cette formation en 2005 pour un cursus de six ans : un an de français, deux ans de prépa et trois ans de cycle ingénieur. Une vingtaine ont quitté l’école au fur et à mesure des années, 11 poursuivent en double diplôme et recevront leur parchemin l’année prochaine. Sur les diplômés de janvier, 22 vont effectuer une thèse, la plupart en France. Les 52 autres entrent sur le marché du travail. La moitié a déjà trouvé un CDI soit dans des entreprises françaises implantées en Chine, soit dans des entreprises chinoises. L’autre moitié est encore en recherche d’emploi. «Certains hésitent entre plusieurs opportunités. Seuls quelques-uns sont dans une situation un peu plus délicate», assure Anne Spasojevic, responsable de la formation professionnalisante à Centrale Pékin. Rien d’inquiétant, selon le directeur de Centrale Nantes, Patrick Chedmail : «Nous sommes dans les mêmes taux d’insertion que dans les écoles centrales françaises… excepté un nombre plus élevé de poursuite en thèses.»

Une école exemplaire

À côté des étudiants, des directeurs des cinq écoles centrales françaises et des représentants de l’université de Beihang, deux ministres chinois (Miao Wei, ministre de l’Industrie et des Technologies de l’information, et Du Yubo, premier vice-ministre de l’Éducation) et un ministre français (Thierry Mariani, en charge des Transports) assistent à la cérémonie. Preuve de l’intérêt des deux pays pour cette formation pionnière. Liu Jing Hui, la directrice générale du CSC (China Scholarship Council), juge cette collaboration exemplaire : «La formation d’ingénieurs généralistes à la française  et la forte implication des industriels sont de vrais atouts dont les universités de notre pays doivent s’inspirer pour développer un modèle d’ingénieurs à la chinoise.» Du côté français aussi, on cite Centrale Pékin comme modèle. Administrateur de l'école, Bernard Belloc, également conseiller du président de la République sur l’enseignement supérieur, espère que «le modèle développé par les écoles centrales, qui proposent à Centrale Pékin une filière complète, du postbac au doctorat, inspirera les futurs responsables des Idex dans leur action à l'international». Les entreprises françaises marquent également leur intérêt. Pour Marc Ventre, directeur général adjoint du groupe Safran, «Centrale Pékin forme des ingénieurs multiculturels, avec un niveau de compétences élevées et la connaissance de plusieurs langues. Une ressource précieuse pour nos entreprises.»

Un « business model » à réinventer


Cette première remise de diplômes marque un moment charnière dans l’histoire de Centrale Pékin. La phase de lancement s’achève. La phase de croisière n’est pas encore atteinte. Premier changement : les équipes françaises à l’origine du projet cèdent leur place. Le directeur des relations internationales de Centrale Paris, Christopher Cripps, prend la fonction de directeur du programme, en remplacement d’Yves Bonnet. Michel Grenié devient le directeur français de Centrale Pékin, à la suite de Jean Dorey.

Leur priorité : réinventer le business model de l’école. L’accord initial signé pour quarante-neuf ans prévoit un financement paritaire franco-chinois. Côté français, 12 millions d’euros ont été prévus pour la phase de lancement de six ans. L’État français a aussi soutenu le projet à travers trois postes alloués à Centrale Paris pour son pilotage et le détachement de deux enseignants de classe préparatoire. Détachement qui touche à sa fin en 2012. Les dotations de la fondation Bru pour aider au démarrage de l’école s’arrêtent également. Crise économique, rédéfinition des priorités stratégiques… cinq des douze entreprises partenaires de l’école (Arcelor, PSA, EDF, Orange et la Société générale) stoppent aussi leurs financements.

Ce qui fait dire à Christopher Cripps : «Nous devons nous engager dans de nouveaux types de partenariats, avec les entreprises françaises mais aussi les entreprises chinoises, comme nous le faisons pour nos écoles centrales en France : partenariat premium, parrainages de promotion, d’options…» Intéresser les entreprises chinoises, comme la COMAC et Avic déjà partenaires, créer des formations «executive» font partie des pistes à l’étude. Les Français ne jugent plus taboue la question des droits d’inscription. Les étudiants de Centrale Pékin paient aujourd’hui 5.700 yuans (700 € environ). «C’est bien loin du coût réel de la formation, autour de 15.000 € par an», confie un directeur. Des points à renégocier avec la partie chinoise qui vient déjà d’accepter de prendre à sa charge les enseignants des classes préparatoires.

Constituer un corps professoral permanent


Faire émerger un corps professoral chinois permettra également de réduire les coûts. Actuellement, près de 80% des enseignants du cycle ingénieur de Centrale Pékin sont issus des écoles françaises et viennent pour des vacations de quelques semaines. Un investissement conséquent pour la partie française. Elle imagine désormais former des enseignants-chercheurs franco-chinois. Le renouvellement de l’accord avec le China Scholarship Council, également signé le 7 janvier, va les y aider. Il prévoit notamment de financer pendant quatre ans des étudiants chinois pour qu’ils viennent faire leur thèse en France.

Le développement des activités de recherche de l’École centrale de Pékin doit en outre participer au développement de ce corps professoral biculturel. «En Chine, un enseignant-chercheur est viré s’il ne publie rien pendant trois ans, explique Francis Lebœuf, enseignant-chercheur à Lyon et responsable de la coordination de la recherche franco-chinoise. Nous ne pourrons pas stabiliser un corps enseignant sans un cadre de recherche.» Un LIA (laboratoire international associé) a été créé en mai 2010 entre les écoles centrales et l’université de Beihang pour initier des travaux de recherche communs. Structure sans murs labellisée par le CNRS, elle compte, après un an et demi de fonctionnement, 11 projets lancés dans des disciplines variées. À chaque fois, au moins un binôme franco-chinois travaille de concert. Une dynamique qui a également pour but de fédérer des entreprises.

Le rayonnement de la marque Centrale

Même si l’investissement humain et financier de la partie française ne baisse pas aussi rapidement que prévu, les écoles centrales françaises sont prêtes à poursuivre leurs efforts pour pérenniser Centrale Pékin. Pour une raison simple : le rayonnement de la marque Centrale. Patrick Chedmail en est convaincu : «Nous investissons pour l’avenir, pour être reconnu comme l’un des 50 plus grands réseaux à l’échelle mondiale.» Le directeur des relations internationales de Centrale Lille, Zoubeir Lafhaj, ne dit pas autre chose : «Quand je rencontre des partenaires au Brésil, la première question qu’ils me posent c’est “comment vous avez réussi avec les Chinois ?”» Une visibilité accrue qui n’a pas de prix.

 

Vers une nouvelle École centrale au Maroc

Fortes de leur expérience chinoise, les écoles centrales poursuivent leur expansion. Une étude de faisabilité, financée par le gouvernement marocain, est en cours pour la création d’une École centrale à Casablanca au Maroc. «L’ouverture pourrait avoir lieu à la rentrée 2013, assure Hervé Biausser, directeur de Centrale Paris. Le contexte est très différent de la Chine. Au Maroc, il existe déjà des classes préparatoires renommées, des écoles d’ingénieurs. Nous adopterions davantage une position d’ingénierie de projets.» Le groupe des écoles centrales compte faire de ce nouvel établissement sa plate-forme africaine, alors que ce continent comptera deux milliards d’habitants en 2050. Un autre projet se dessinerait au Brésil, mais les discussions seraient aujourd’hui beaucoup moins avancées.

Pédagogie interculturelle : «Ne pas perdre la face»

Les enseignants français qui dispensent des cours aux étudiants chinois de Centrale Pékin expérimentent les différences pédagogiques et culturelles entre la France et la Chine. «Je ne ressens pas de différences fondamentales, témoigne Jean-Pierre Lainé, professeur de mécanique à Centrale Lyon, excepté dans la relation étudiant-professeur. Les étudiants chinois n’ont pas l’habitude d’être proches de leurs enseignants, de pouvoir leur poser des questions.» Et de poursuivre : «Tout est toujours un peu diplomatique en Chine. Les relations sont moins directes. Il faut à tout prix éviter qu’un étudiant perde la face, signe pour eux d’un profond déshonneur. Au début, je notais comme en France. Mais on ne peut pas mettre 0 à un étudiant chinois, cela reviendrait à l’humilier. Alors, on note entre 0 et 100, mais quelqu’un qui a en dessous de 60 est considéré comme très mauvais.»

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