Au lycée professionnel Corbon, évaluer n’est pas noter

Emmanuel Vaillant Publié le
Au lycée professionnel Corbon, évaluer n’est pas noter
Le lycée Corbon - rentrée 2012 // ©E. Vaillant // © 
Reportage au lycée professionnel Corbon à Paris, où les élèves de seconde ont expérimenté pendant un semestre la "classe sans notes". Élèves et enseignants tirent un bilan plutôt positif de l'expérience, qui les a obligés à réfléchir en termes de compétences.

Fin du semestre, jour de conseil des classes. Comme d’autres élèves en seconde bac pro commerce, Cindy, 16 ans, est un peu inquiète. Moins à cause du tête-à-tête attendu avec son prof principal que du retour des notes, annoncé pour la semaine prochaine : "Ça me stresse. C’était tranquille sans notes. Quand on ne savait pas, on avait 'non acquis'. C’est moins dur à encaisser qu’un zéro."

À ses côtés, Amel, 15 ans, même classe, confirme : "Avec les notes, c’est noté. Alors que sans notes, c’est… évalué." Pendant un semestre, de septembre à février, les 60 élèves des trois classes de seconde CAP, bac pro commerce et bac pro gestion administration du lycée Corbon à Paris n’ont reçu aucune note. Une expérimentation souvent menée en collège, très rarement en lycée, qui ne peut se faire que sur un semestre car pour l'obtention du bac pro, des notes sont prises en compte dès la seconde.

Sous la note, la compétence

"Supprimer les notes, c’est sortir d’un rapport de sanctions avec des élèves qui arrivent ici le plus souvent cassés, explique le proviseur, Claude Vidon. Ils sont en telle souffrance par rapport à l’école qu’ils ne nous entendent plus, ne nous écoutent plus et ne s’écoutent plus."

Cet ancien enseignant connaît évidemment les réticences, sinon les réactions de condescendance, que ce genre d’initiative suscite : "J’entends parler de casser le thermomètre ! Mais dire cela c’est partir du présupposé que la note serait objective. Elle ne l’est absolument pas, comme le montrent tous les travaux scientifiques sur le sujet. Si on enlève la note, il reste alors l’essentiel : la compétence, ou la réponse à la question : qu’est-ce que j’ai appris ?"

Évaluer un processus, pas un résultat

Pour mettre en œuvre un tel projet, toute l’équipe enseignante du lycée a été mobilisée. "C’est la condition de réussite, souligne François Baritiu, le professeur d’EPS qui a piloté ce dispositif. Au début c’est un peu déstabilisant parce que les notes nous rassurent. Il a fallu découper chaque discipline en compétences, voire en sous-compétences."

Savoir réutiliser le vocabulaire de la leçon, écouter la consigne, chercher un mot dans un dictionnaire, poser une opération, établir une facture… À chaque enseignant de vérifier si la compétence est acquise ou non. "En valorisant les compétences, nous évaluons un processus d’acquisition, et non plus un résultat fini", précise François Baritiu. "C’est à la fois plus fin pour juger de ce que l’élève sait ou ne sait pas et c’est moins brutal", ajoute son collègue enseignant en maths.

En valorisant les compétences, nous évaluons un processus d’acquisition, et non plus un résultat fini (François Barritiu)


Des résultats probants

"Je craignais un désinvestissement car la culture de la note est très forte, note une enseignante en lettres qui était a priori dubitative sur l’expérience. Mais non. J’ai repéré des élèves qui prennent le risque de faire le contrôle. Il y a moins d’enjeu, du coup ils sont moins absents."

De fait, les résultats au bout d’un semestre sont pour le moins probants. Le taux d’absentéisme des élèves est tombé à 7%, contre près de 20% l’an passé. Pas un abandon à déplorer, contre trois l’année dernière. Aucune exclusion, ni conseil de discipline depuis la rentrée, alors qu’il y en a eu dix l’an passé qui s’étaient soldés par sept exclusions définitives. Et, parmi les enseignants qui étaient les plus sceptiques en septembre dernier, le constat semble unanime. "Cela a créé un esprit de classe, l’ambiance dans l’établissement est meilleure, les élèves ont gagné en estime d’eux-mêmes", résume l’un d’entre eux.

Des difficultés à se situer

"J’ai eu des élèves qui étaient surpris d’avoir autant d’acquis, surpris de réussir", raconte le professeur d’EPS. Seulement d’autres ont aussi été perturbés, faute de repères, comme en témoigne Mariama, en classe de seconde pro commerce et qui se définit comme plutôt bonne élève : "C’est mieux avec les notes, on peut voir où on se situe." "Abuse pas ! lui rétorque Cindy.  Sans les notes, tu crois que ton intelligence est dévalorisée." "Quand on a 'acquis', y’a pas de comparaison possible, insiste Amel. Et puis on peut avoir acquis même si on n’est pas super bonne."

"Besoin de se démarquer d’un classement, d’une hiérarchie, la note permet de s’évaluer par rapport aux autres, mentionne Isabelle Oster, professeur documentaliste. Sans surprise, ce sont alors les bons élèves qui réclament des notes." Prenant au sérieux ce besoin de se situer dans un groupe, cette enseignante a mis en place une heure par semaine un "forum" où chacun parle des progrès de chacun dans la classe.

Bulletins et conseils de classe chamboulés

Enfin, au terme d’un tel semestre, les bulletins comme les conseils de classe se devaient d’être chamboulés. "En enlevant la note, on demande à l’élève de s’engager dans son apprentissage, relève François Baritiu. Il est logique qu’il participe à l’élaboration de son bulletin et que le conseil de classe ne soit pas un tribunal délivrant sanctions ou récompenses, mais un moment de… conseils."

Pour chaque matière, les élèves sont ainsi invités à s’autoévaluer en regard de l’évaluation faite par leurs profs. Quant au conseil de classe, il est remplacé, après discussions entre les profs, par une rencontre individuelle entre un enseignant référent et l’élève pour statuer sur "les progrès" ou "les ajustements" à adopter. Ces dispositifs semblent satisfaire les élèves qui partagent le sentiment diffus d’avoir été pendant un semestre "autrement considérés", comme le dit Cindy. L'expérience, concluante, sera renouvelée à la rentrée prochaine.

Emmanuel Vaillant | Publié le