Evaluation : ce que redoutent les enseignants

Propos recueillis par Isabelle Maradan Publié le
Qu’ils aient ou non participé au mouvement du 15 décembre 2011 contre le projet de réforme de leur évaluation, des enseignants nous ont confié leurs craintes.

Nathalie Monnin : « Il me semble que l’on souhaite gérer le lycée comme une entreprise : que tout se joue entre un patron et des salariés »

Professeure de philosophie au Lycée Joliot-Curie de Rennes et au lycée Chaptal de Saint-Brieuc, Nathalie Monnin craint une privatisation du système éducatif.

« Il me semble que l’on souhaite gérer le lycée comme une entreprise : que tout se joue entre un patron et des salariés. Peut être pour mettre plus facilement des fonctionnaires à la porte ?  Les professeurs devraient démarcher les établissements pour trouver des cours afin de gagner de l’argent ? C’est ce que j’ai vu au Chili, où j’ai vécu deux ans. C’est un système libéral où tout est privé, les meilleurs lycées étant évidemment les plus chers. Je tiens à un système éducatif qui soit un service public, géré par l’Etat de manière à assurer une qualité à peu près égale sur le territoire. Un système privatisé enlèverait la possibilité d’un accès à la meilleure éducation pour tous. Ce serait la fin d’une école républicaine.

"Un système privatisé enlèverait la possibilité d’un accès à la meilleure éducation pour tous"

Alors évidemment notre système doit progresser, parce qu’il est inégalitaire, mais les inégalités seraient bien pire s’il était privatisé. Il faut que l’Etat gère et forme correctement les professeurs. Par exemple, former les profs à enseigner à des enfants difficiles et à gérer la période de l’adolescence, période du « complexe du homard », comme l’a bien montré Françoise Dolto. Il faut de vraies formations sur la gestion de la classe et des conflits plutôt qu’une évaluation après coup qui constaterait des difficultés. Comment réagir lorsqu’un élève fait ci ou ça ? Cela ne s’apprend pas dans des réunions théoriques dispensées dans un amphithéâtre, une fois par an. »

Pascale Lambert-Charreteur : « Il faudrait distinguer une évaluation qui peut sanctionner d’une évaluation pédagogique »

Professeure de mathématiques et de sciences au lycée professionnel Modeste-Leroy à Evreux, Pascale Lambert-Charreteur craint que les chefs d’établissements ne soient pas tous de bons dirigeants.

« Je pense que cette réforme vise les inspecteurs, plutôt que les enseignants. Luc Chatel veut se rapprocher de ce qui se fait en Finlande, où il n’y a pas d’inspecteurs. Mais ce qui est gênant, c’est que le chef d’établissement serait seul juge. Ce dernier nous évalue aujourd’hui sur tout ce qui est administratif et sur le contact avec les élèves et les à-côtés, mais pas sur la pédagogie dans notre discipline. Certains principaux ou proviseurs étaient prof de maths, d’autres profs de lettres, ou même CPE [conseillers principaux d’éducation, ndr] et donc pas enseignants. Et si l’idée était qu’ils puissent gérer leur établissement comme une entreprise, le problème, c’est qu’ils ne sont pas tous de bons dirigeants. Certains pourraient, par exemple, noter mieux celui qui crie le plus fort…

"Luc Chatel veut se rapprocher de ce qui se fait en Finlande, où il n’y a pas d’inspecteurs"

Par ailleurs, je sais que les syndicats s’arc-boutent sur le fait que tous les enseignants soient traités à égalité. C’est bien l’égalité, mais cela coince aussi, parce que la note d’inspection que vous pouvez avoir aujourd’hui se situe dans une fourchette de deux points qui dépend de votre échelon. Cela ne permet pas d’avoir une marge de manœuvre pour évaluer très différemment quelqu’un qui s’investit et quelqu’un de dilettante. Il faudrait distinguer une évaluation qui peut sanctionner d’une évaluation pédagogique. Il faut réformer l’évaluation telle qu’elle est, notamment parce qu’il n’y a pas assez d’inspecteurs pour que nous soyons inspectés régulièrement. Mais c’est bien qu’elle soit le fait d’un inspecteur et d’un chef d’établissement. Et pas du ressort du seul chef d’établissement, qui n’est pas forcément compétent. »

Philippe Bua : « Les enseignants vont faire les fayots ou faire du vent pour se montrer et avoir une bonne note ! »

Ancien professeur d’économie et de droit au lycée du bâtiment à Paris, retraité depuis cette année, Philippe Bua craint les stratégies que mettront en place les professeurs vis-à-vis du chef d’établissement pour être bien notés.

« Je suis retraité, mais je continue à militer au SNES. Je vais à la manifestation ! Ce que je crains, c’est que l’on arrive à un fonctionnement comme en entreprise. Le chef d’établissement sera le patron. Et les enseignants vont faire les fayots ou faire du vent pour se montrer et avoir une bonne note !

"Nous nous sommes pris pas mal de claques ces dernières années, avec la réforme du lycée"

La mobilisation ne devrait pas être très importante aujourd’hui. Les gens n’y croient pas trop. Nous nous sommes pris pas mal de claques ces dernières années, avec la réforme du lycée. Les enseignants en première STI2D [sciences et technologies de l’industrie et du développement durable, ndr], qui remplace la filière STI [sciences et technologies de l’industrie, ndr], doivent faire un travail énorme. On leur demande parfois d’enseigner une nouvelle matière, ce qui revient à apprendre un nouveau métier. Quelqu’un qui enseignait des matières techniques du bâtiment va devoir faire de la mécanique à l’issue d’une formation bidon. 
Je pense aussi que les directions syndicales attendent les élections présidentielles. Et que cette grève juste avant les vacances, c’est pour contenter la base, c’est-à-dire les collègues mobilisés qui attendaient une réaction. »

Propos recueillis par Isabelle Maradan | Publié le