Harcèlement : Bordeaux expérimente les marches exploratoires d'étudiantes

Morgane Taquet Publié le
Harcèlement : Bordeaux expérimente les marches exploratoires d'étudiantes
Étendu sur 235 hectares et comptant 100.000 étudiants, le campus bordelais est l'un des plus vastes d'Europe. // ©  Morgane Taquet
Marcher pour se réapproprier l'espace. C'est l'initiative lancée sur le campus universitaire de Bordeaux, à travers des marches exploratoires d'étudiantes, dont les conclusions serviront à repenser l'aménagement prévu dans le cadre du plan campus.

"Sur un campus, c'est une première." C'est Yves Raibaud, un des initiateurs du projet des marches exploratoires sur le campus bordelais et chargé de mission égalité à l'université Bordeaux-Montaigne, qui le dit fièrement. Déjà expérimentées dans les villes et certains quartiers sensibles, les marches exploratoires de femmes visent à se réapproprier l'espace public en recensant notamment les zones de tension. Apparues au Canada dans les années 1990, elles sont expérimentées dans douze villes en France depuis 2014, à l'initiative du réseau France médiation et avec le soutien du ministère de la Cohésion des territoires

Menée conjointement par les chargés de mission égalité des universités de Bordeaux et Bordeaux-Montaigne, Bordeaux INP, Sciences po Bordeaux et Bordeaux Sciences Agro, l'expérimentation a été lancée en mars et s'achèvera en novembre 2017. L'objectif ? Réaliser une expertise genrée et alimenter les réflexions sur le projet d'aménagement du secteur de Pessac, en phase de programmation dans le cadre de l'opération Campus, et qui doit s'achever d'ici 2021.

Un campus mal pensé

Quelle est la particularité de ce site universitaire ? "Entrepris à la fin des années 1960 comme un des grands chantiers métropolitains de Jacques Chaban-Delmas, il a été construit dans l'idée d'évacuer les étudiants de la ville de Bordeaux, de créer un campus à l'américaine avec de vastes bâtiments modernes, entourés de grands espaces verts, explique Yves Raibaud. Mais aux États-Unis, les campus sont organisés notamment par les associations étudiantes, cogestionnaires des résidences et des restaurants universitaires.

En France, nous n'avons pas cette tradition, et, dès les années 1970, les étudiantes se sont plaintes de la pression qu'elles rencontraient sur le campus." "Sans oublier que le campus compte aujourd'hui 53  % à 54 % d'étudiantes contre 15 % à l'époque", précise Yves Raibaud, qui décrit un "véritable cas d'école" d'urbanisation ratée.

En 2015, après une projection gratuite sur le campus du film documentaire Terrain de chasse, qui relate la culture du viol sur les campus américains, l'idée de lancer une expertise impliquant les étudiants eux-mêmes émerge. Avec l'accord des présidences, et un financement de 10.000 euros accordé dans le cadre de l'opération Campus en 2017, une commande auprès du collectif À places égales est passée. La sociologue Dominique Poggi, fondatrice du collectif, dispense alors une formation à la méthodologie des marches exploratoires.

Une non-mixité critiquée

En mars 2017, une première cartographie est élaborée, afin de déterminer deux parcours et d'identifier les zones posant problème. Avant l'été, deux marches ont lieu : une autour des bâtiments de Bordeaux-Montaigne, et la seconde autour de Bordeaux Sciences Agro. Ces marches, réunissant une vingtaine de personnes, étaient réservées seulement aux femmes.

"Ce principe de la non-mixité nous a été reproché", assure Lucie Morel, étudiante en master de droit et chargée de la dernière marche du 19 septembre 2017. "Les femmes sont majoritairement touchées par cette insécurité, et leurs témoignages sont indispensables pour alimenter ces diagnostics. Leur parole est plus libre dans des groupes exclusivement féminins, rappelle Marion Paolleti, chargée de mission égalité femme-homme à l'université de Bordeaux et maître de conférences en sciences politiques.
Pourtant, au fil des marches, nous nous sommes rendues compte que les femmes participantes étaient déjà très sensibilisées au harcèlement et n'avaient aucun problème à s'exprimer. D'où notre proposition de marche mixte du 19 septembre pour le deuxième parcours." Parmi les 10 participants de la marche du 19 septembre, deux étaient des hommes.

26 % d'usagers agressés

En parallèle des marches exploratoires, une enquête en ligne, ouverte à tous, a été réalisée entre mai et juin 2017, afin d'objectiver le ressenti des femmes sur le campus. Elle a recueilli près de 4.920 réponses d'usagers du campus Pessac/Gradignan/Talence. Parmi les répondants, 70 % sont des étudiants et 62 % des femmes.

La moitié des répondants ont estimé que le campus est "inquiétant la nuit", et la moitié d'entre eux disent ne pas venir en dehors des heures de cours. Plus inquiétant encore, 26 % déclarent avoir subi une agression, pouvant revêtir plusieurs formes : être dragué lourdement, être suivi sur un long moment, des insultes, un contact non désiré et jusqu'à l'agression physique. Cinq répondants, dont 3 hommes, disent avoir été victimes d'un viol ou d'une tentative de viol sur le campus.

La prochaine marche non mixte et de nuit, cette fois, aura lieu le 4 octobre, avant une restitution de l'ensemble du diagnostic aux présidences et aux aménageurs le 21 novembre prochain. Quelle suite sera alors donnée à cette expérimentation ? "Une clause sur le 'genre', élaborée à partir de l'enquête et des marches exploratoires, sera ajoutée aux documents envoyés dans les appels d'offres, que ce soit pour l'aménagement des espaces verts, des résidences et restaurants universitaires, des toilettes, des éclairages, des équipements sportifs notamment", décrit Yves Raibaud. Les entreprises qui candidateront devront donc avoir intégré les notions d'égalité femmes-hommes et de lutte contre les violences de genre si elles souhaitent remporter les marchés.

Morgane Taquet | Publié le