Quel regard portez-vous sur le mouvement étudiant actuel ? Peut-on dire aujourd'hui qu'il est important ?
Nous sommes encore dans une phase d'entre-deux. Il ne s'agit plus du mouvement ultra-minoritaire que nous avons pu connaître il y a quelques mois. Nous avons clairement dépassé le stade des assemblées générales ne regroupant que 50 ou 100 personnes. Pourtant, quand on écoute le discours de la ministre ou même, plus récemment, celui du président Emmanuel Macron, on entend clairement la volonté de minimiser la situation. Or plusieurs universités sont bloquées, une coordination se met en place... Ce sont toujours les premières étapes d'un mouvement massif.
Selon vous, celui-ci pourrait donc s'intensifier ?
C'est possible. Il va y avoir l'épreuve des vacances d'avril où des universités seront fermées. Est-ce que cela reprendra de plus belle après ou, au contraire, est-ce que cela retombera ? C'est difficile à prévoir. Mais la stratégie de certains présidents d'université de faire intervenir les forces de l'ordre dans leur établissement sous prétexte d'une menace à l'ordre public peut, à l'inverse, entraîner un mouvement plus large. Pour un étudiant, il est plus facile de se mobiliser contre la répression que contre une loi complexe à analyser.
Le gouvernement et certains présidents d'université ont fait le choix d'une stratégie de la tension.
C'est d'ailleurs ce qui a fait hésiter certaines présidences d'université. Ce n'est pas une bonne chose pour calmer le jeu, à quelques jours des vacances. Cela rajoute de l'huile sur le feu et c'est aussi un aveu d'échec. Les libres discussions rationnelles n'auront pas suffi à régler la situation. Le gouvernement et certains présidents ont fait le choix d'une stratégie de la tension.
Pourquoi le mouvement s'est-il amplifié ces dernières semaines ? Est-ce lié au fait que les conséquences de la réforme deviennent plus palpables ou uniquement aux épisodes de violences sur certains campus ?
Les conséquences de la réforme ont pu jouer. Mais je pense que ce sont surtout les interventions de l'extrême droite et la répression des forces de l'ordre qui ont massifié la mobilisation. Les événements à Montpellier ont été le détonateur, entraînant le changement de seuil. Il y a eu deux éléments déterminants : le fait que des groupes d'extrême droite veuillent marquer leur territoire en s'opposant au mouvement et la complicité présumée de responsables universitaires.
Depuis, des enseignants se sont aussi solidarisés en refusant de trier les dossiers. Tout cela renforce le mouvement. Et lorsque les universités ne pourront pas trier correctement certains dossiers et que l'information parviendra aux lycéens, cela jouera également.
Pour l'instant, les lycéens sont peu nombreux à manifester. Pourtant, ce sont les premiers concernés par la réforme. Comment expliquez-vous cela ?
C'est étonnant. Pourtant, des organisations lycéennes appuient le mouvement... Mais cela n'exclut pas le fait que, une fois que les lycéens recevront leurs réponses, cela changera la donne. D'autant que cette loi est aussi difficile à décrypter. La bataille sur les mots est devenue inutile au regard des efforts du gouvernement. Cette loi est beaucoup moins lisible que le projet Devaquet. C'est plus subtil et cela demande de décoder le texte au regard des modalités de mise en œuvre dans les universités et de le corréler aux capacités d'accueil.
Dans les cortèges, le parallèle avec le mouvement contre la loi Devaquet est souvent fait. Les deux mobilisations sont-elles comparables ?
Il est toujours difficile de faire des comparaisons, le contexte est toujours différent. Ce qui est sûr, c'est que la question de la sélection se posait avant 68, pendant le mouvement de 68, en 1986... C'est le fil conducteur des réformes depuis cinquante ans. Il y a un problème de passage de la massification de l'enseignement supérieur à une véritable démocratisation. On est toujours en train de débattre des moyens de l'université, sans poser la question du rapport avec les grandes écoles, où les moyens sont beaucoup plus importants. La sélection existe déjà à ce niveau-là...
Les blocages et les assemblées générales se multiplient, mais les manifestations des étudiants sont loin d'être massives. Les jeunes ne se mobilisent-ils plus dans la rue ?
Il y a l'historique des manifestations de la loi Travail qui pèse, avec une tête de cortège violente qui se termine en affrontement avec la police. Le développement des réseaux sociaux fait aussi que cela apparaît peut-être moins efficace.
Le mouvement intervient pendant les élections des représentants des étudiants dans les instances des établissements. Quel est leur rôle dans ce mouvement ?
Nous sommes plutôt dans une configuration proche de la mobilisation contre la LRU que celle intervenue contre le CPE, où même la Fage avait participé à certaines manifestations. En opposition à la loi LRU, il y avait l'Unef, Solidaires étudiants et d'autres fédérations qui ont, depuis, fusionné avec Solidaires. Cependant, la situation est aujourd'hui différente.
L'Unef est dans une situation plus difficile qu'il y a dix ans. Elle a perdu les élections au niveau national et cela se ressent sur ses capacités d'interventions sur le terrain et dans ses moyens pour jouer un rôle de coordination. Elle traverse aussi une crise militante. La direction actuelle a choisi d'être syndicale et a mis de côté les dirigeants de la France insoumise et même les hamonistes.
Quel est le rôle des partis politiques dans le mouvement ?
Comme dans toutes les mobilisations, les mouvements politiques ont leur part. Il y a des mouvances d'extrême gauche comme Lutte ouvrière, qui ne sont pas toujours syndiquées mais qui jouent tout de même un rôle. Pour France insoumise, c'est plus compliqué. Un certain nombre de militants avaient un rôle d'encadrant à l'Unef et ils se retrouvent mis de côté. Mais ils participent quand même à la mobilisation contre la réforme.
Le mouvement semble avoir pris tout d'abord en région avant de gagner Paris. Est-ce là une particularité ?
Rennes, Montpellier... sont surtout des villes où les universités ont tendance à se mobiliser fortement, comme Paris 1 ou Paris 8 dans la capitale. On retrouve les pôles universitaires classiques lors de mobilisations sociales. La mobilisation fait partie de la tradition de ces établissements. Le prisme disciplinaire joue également un grand rôle.
Une des questions posée par la réforme, au-delà de la sélection, c'est le devenir professionnel des étudiants.
Une des questions posée par la réforme, au-delà de la sélection, c'est le devenir professionnel des étudiants et leur insertion sur le marché du travail. Cette problématique est plus angoissante en lettres et sciences humaines que dans d'autres disciplines. La mobilisation peut aussi être plus forte dans les filières en tension, comme en psychologie, où tous les étudiants ne peuvent être accueillis.
La référence au mouvement de Mai 68 est prégnante dans les débats. Pouvons-nous parler de printemps 2018 ?
Nous ne sommes pas encore au mois de mai, mais ça bourgeonne... C'est difficile de savoir quelle sera la suite et s'il y aura une jonction avec d'autres mouvements sociaux. La date est néanmoins symbolique, surtout quand des universités comme Paris-Nanterre commémorent le mouvement. Forcément, cela entraîne des réactions d'étudiants : "Nous, on ne va pas commémorer Mai 68, on veut le faire !" C'est d'ailleurs un message qui est apparu sur le campus de Paris 8 : "En 68, vous avez eu peur, en 2018 on fera beaucoup mieux"...
La "convergence des luttes", appelée de leurs vœux par certains étudiants, peut-elle avoir lieu ?
Tout est possible, mais il faut que chaque mouvement se massifie dans son secteur pour qu'il y ait une véritable convergence. Pour l'instant, le mouvement des cheminots semble prendre, mais s'ils rencontrent un mouvement étudiant ou des hôpitaux faible, la convergence n'aura pas lieu.