La méritocratie scolaire à l’épreuve du marché (première partie)

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La méritocratie scolaire à l’épreuve du marché (première partie)
Marie Duru-Bellat et Philip Brown (DR) // © 
Dans un débat organisé par la nouvelle revue "Sociologie", deux sociologues de renom, Phillip Brown, professeur à l’université de Cardiff, responsable du groupe de recherche WELM « Work, Employability and Labour Markets », et Marie Duru-Bellat, professeur à Sciences po et membre de l’Observatoire sociologique du changement, répondent à une question essentielle : « Que devient le mérite scolaire face à l’extension du marché comme mode de régulation des rapports sociaux à l’échelle nationale et mondiale ? ». Une réflexion d'actualité au moment où les effets pervers du système méritocratique sont soulignés, et où les politiques insistent sur les dispositifs d’égalité des chances. Agnès van Zanten a animé ce débat dont nous reproduisons de larges extraits en deux volets. Voici le premier. 


Pourquoi la méritocratie scolaire est aujourd’hui critiquable ?

 
Marie Duru-Bellat : (…) La formule de Nicolas Sarkozy « travailler plus pour gagner plus » résume une idéologie qui met en exergue la responsabilité personnelle de chacun dans sa réussite sociale, et donc aussi ses échecs. Certes, l’idéologie méritocratique n’est pas nouvelle puisqu’elle est au cœur des sociétés démocratiques et libérales : dès lors que nous sommes en droit tous égaux, la société doit nous permette de satisfaire nos aspirations et de déployer nos talents, pour le grand bien de tous. C’est là un gage de justice et d’efficacité, à condition bien sûr que les personnes ne soient ni entravées ni favorisées indûment par des caractéristiques sans rapport avec leurs talents personnels (leur milieu d’origine, leurs relations…) (…).

Dans ces sociétés modernes, l’institution scolaire va être chargée de la tâche, capitale, d’organisation de la sélection méritocratique. (…)
Or, ce qui frappe pour qui s’intéresse au mérite scolaire, c’est que les difficultés des enfants sont très précoces et se concentrent avec tellement de netteté dans certains groupes sociaux qu’il semble exclu qu’elles puissent relever du jeu du mérite. De fait, on assiste à une transformation progressive des inégalités sociales en inégalités scolaires, à l’apparence plus légitimes. En outre, aux inégalités de réussite, s’ajoutent des inégalités de « choix » (d’options, d’orientations, d’établissements…), si bien que les inégalités sociales ne s’estompent pas avec le temps mais au contraire s’accumulent.

« Une part des inégalités
sociales de résultats
scolaires est ainsi fabriquée,
pas toujours en rapport
avec le mérite »

Par ailleurs, (…) l’école elle-même n’est pas neutre. (…) La recherche montre que le maître, la classe ou l’école fréquentés pèsent parfois d’un poids de fait aussi lourd que les caractéristiques personnelles des élèves. On sait aussi que la définition du mérite scolaire est très particulière : non seulement les notes ne se fondent pas sur l’ensemble des compétences des élèves mais uniquement sur celles que l’école choisit de valoriser, mais elles résultent aussi de bien d’autres facteurs : d’un certain savoir-faire des élèves, de certaines pratiques et normes des enseignants et, plus globalement, du fonctionnement de l’institution. Par conséquent, entre les connaissances et les qualités de l’élève et les évaluations qui prétendent mesurer sa valeur, c’est un vrai processus de « fabrication » qui prend place : une part des inégalités sociales de résultats scolaires est ainsi fabriquée, pas toujours en rapport avec le mérite.

Plus troublant encore, il est délicat de trancher quant à savoir si les élèves qui réussissent (ou ceux qui échouent) le méritent véritablement. Tout évaluateur sent bien que leur performance résulte toujours d’un dosage incertain entre du travail, des efforts, et… quelque chose d’autre, plus mystérieux, qui fait dire, dans les salles de professeurs, qu’il y a des élèves qui ont plus de « facilités » que d’autres. (…).

On peut aussi critiquer l’idéologie méritocratique au nom de ses effets néfastes sur le fonctionnement même du système scolaire. Car la logique du mérite hypertrophie ce qui n’est qu’une des fonctions de l’école, classer les élèves. Or, la sélection et la seule logique de promotion individuelle, ne peuvent être les seules priorités de l’école, sauf à renoncer à l’éducation de tous. Une école du pur mérite compromettrait sérieusement des pans entiers de ses missions éducatives et engendrerait des gaspillages et des « coûts » spécifiques.

(…) Enfin, si on déplace le projecteur sur le fonctionnement du marché du travail, les effets pervers de l’hégémonie du mérite scolaire et de l’idéologie méritocratique apparaissent multiples. (…) la prééminence donnée à la logique du mérite scolaire induit des gaspillages toute la vie durant. C’est notamment le cas parce que les qualités requises dans la vie professionnelle sont multiples et évolutives. La méritocratie est alors une source d’inefficacité économique et d’injustices sociales quand elle verrouille précocement les destinées sur la base des diplômes acquis à 20-25 ans.

Phillip Brown : Here I want to contribute to this debate with Marie Duru-Bellat, by explaining why the relationship between education, jobs and rewards is becoming increasingly disconnected, and to consider its consequences for the related idea of an education-based meritocracy.

(…) I would argue that we not only need to focus on inequalities in the competition between winners and losers (opportunity gap), but also on the changing social structure of competition. Existing research suggests that education-based meritocracy has contributed to increasing social congestion in the competition for good, if not elite schools, colleges and universities, such as the Grandes Écoles in France, Oxbridge in Britain or the Ivy League in America. (…).

Therefore, while the organisation and content of education has continued to work to the advantage of the socially advantaged, the profound failure of education to deliver social justice has its roots in the capitalist division of labour. (…)

“Democracies are tolerant
of inequalities, capitalism is tolerant of inefficiency”

What recent developments since the publication of Bell’s account also show is that in the same way that democracies are tolerant of inequalities, capitalism is tolerant of inefficiency. The main thing is to do as well or a little bit better than your competitors, not necessarily to excel. While one of the main justifications for meritocracy was rational efficiency based on the idea that some of those from more privileged backgrounds are likely to be incompetent, the expansion of higher education has shown that while some children from middle class families do experience downward social mobility, the majority are able to scrape a degree. This means that the system can “satisfice” with a high degree of inequality even if this inhibits it excelling because we will never know what those who did not have the opportunity of going to elite schools and universities were capable of. (…).

“Fiction méritocratique” en France contre “compétition arbitrée par le marché” en Grande-Bretagne

 
Marie Duru-Bellat : L’idéologie méritocratique est une caractéristique durable des sociétés démocratiques parce qu’elle revêt un caractère « fonctionnel » à deux niveaux. Pour la société tout d’abord : la méritocratie est fonctionnelle et consensuelle car elle permet de résoudre la tension forte qui oppose le principe d’égalité de tous et la réalité des inégalités de fait. (…) La croyance dans la méritocratie s’impose d’autant plus aujourd’hui que les inégalités sociales ne semblent pas en passe de s’estomper…

« Croire que le mérite
est ou sera forcément récompensé est une « fiction nécessaire » pour l’école »

Mais l’idéologie méritocratique est fonctionnelle aussi au niveau des personnes. Les psychologues sociaux montrent que nous avons tous besoin de croire en un monde juste, où nos efforts seront récompensés. (…) croire que le mérite est ou sera forcément récompensé est une « fiction nécessaire » pour l’école. Et les enseignants peuvent d’autant plus y croire que le mérite est une notion fort plastique, que l’on ne peut guère démontrer ni réfuter…

Rien d’étonnant donc si dans les politiques éducatives récentes, la notion d’égalité des chances, bras armé de l’idéologie méritocratique, est sans cesse convoquée. Pourtant, il convient d’interroger les politiques qui entendent remédier aux lacunes de la méritocratie et renforcer le poids du mérite. C’est notamment le sens des mesures, de plus en plus nombreuses, qui prétendent promouvoir l’égalité des chances (…).

C’est davantage en termes d’inégalités globales dans la vie, entre les milieux sociaux, qu’il faut raisonner : ce qui est injuste, c’est que certains enfants aient trouvé dans leurs berceaux les ingrédients leur permettant ensuite de mériter des carrières scolaires bien plus prometteuses que d’autres. (…) Si donc on ne peut qu’approuver, notamment pour leur portée symbolique, les mesures de discrimination positive comme les voies spécifiques d’accès aux grandes écoles pour les jeunes de zones défavorisées, il est clair que ce type de mesures est bien trop ponctuel et tardif pour avoir un effet significatif sur les inégalités sociales de carrières scolaires ; mais l’essentiel est peut-être, pour le politique de convaincre qu’après tout, on a fait quelque chose et que ceux qui ont voulu saisir leur chance ont pu le faire… (…)

Phillip Brown : (…) Market rules have become more entrenched in the English context and there is increasing political “noise” in the direction of greater market competition in higher education. Given the current crisis in university funding and growing pressure to raise student fees there is every prospect that the ability to pay will become more important in gaining access to elite higher education, similar to the organisation of Ivy League institutions in America.
(…)

“Britain has become less meritocratic in the sense that there has been a break in the relationship between the process of selection and outcomes”

Britain has become less meritocratic in the sense that there has been a break in the relationship between the process of selection and outcomes. Within a “meritocratic” model outcomes are used to judge whether the contest (process) is fair. If the majority from one social group consistently get the best jobs and the children from another group low status jobs then it is usually assumed that the system is not meritocratic given the assumption that intelligence is randomly distributed throughout the population. (…)

Revue « Sociologie », n° 1, avril 2010, PUF

Débat entre Philip Brown et Marie Duru-Bellat animé par Agnès van Zanten sur le thème La méritocratie scolaire. Un modèle de justice à l’épreuve du marché.

Directeur de la revue : Serge Paugam.
Prix : 20 €

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