Le CRI, un ovni sur la planète sup'

Marine Miller Publié le
Le CRI, un ovni sur la planète sup'
Le fondateur du CRI, François Taddei, et l'éléphant "interdisciplinaire" de l'artiste Thibault Franc, symbole du Centre. // ©  Marine Miller
Créé en 2005 par François Taddei et Ariel Lindner dans la cafétéria d'un labo de l'Inserm, le Centre de recherches interdisciplinaires a bien grandi. Cette entité de l'université Paris Descartes place l'apprentissage par la recherche et l'interdisciplinarité au cœur de sa mission. Le tout grâce à des financements conséquents de la fondation Bettencourt. Reportage rue Charles-V, à Paris, aux "frontières du vivant".

Un soir de janvier, dans le hall du CRI, trois hommes tournent autour d'un amas de petits jouets qui, assemblés les uns aux autres, forment une tour pop et colorée. Quelques étudiants s'arrêtent. "Que se passe-t-il ?" demandent-ils. Parmi ces trois hommes, l'artiste Thibault Franc, qui a réalisé cette œuvre, Rémi Sabouraud, un "consultant en créativité", et François Taddei, le fondateur du Centre de recherches interdisciplinaires.

"Nous essayons de comprendre le sens de cette sculpture. Qu'en pensez-vous ?" demande François Taddei. "On dirait une piste", avance l'un des spectateurs. "Vous connaissez la Tour de Babel ?" interroge à son tour l'artiste. "Non", répondent les étudiants. L'artiste se lance dans une explication : "Les hommes qui vivaient à Babylone ont été orgueilleux. Ils ont voulu accéder au paradis en construisant une immense tour. Pour les punir, Dieu leur a fait parler des langues différentes, et ils ne se sont plus compris entre eux... "

Après cette explication, les étudiants, curieux, se rapprochent de la sculpture et tentent de décomposer la tour. Au bout de quelques minutes, le chercheur, l'artiste et les étudiants se mettent en quête d'un sens à attribuer à cet objet étrange.

La rencontre, qui s'est faite au détour d'un couloir, entre profs, artistes et étudiants, illustre l'esprit du CRI : la créativité naît du hasard.

L'artiste Thibault Franc et les étudiants du CRI

Un lieu de vie

"L'esprit" du CRI tient en partie au lieu. Ce bâtiment, niché dans l'une des rues historiques du IVe arrondissement, abritait certaines archives de la ville de Paris et l'ancien UFR de langues de l'université Paris-Descartes. Transformé en centre de recherches interdisciplinaires, le vieil édifice accueille aujourd'hui des étudiants, des chercheurs, des enseignants et des entrepreneurs de toutes nationalités. Ils se retrouvent dans un espace qu'ils appellent le "lounge". Une grande pièce lumineuse à l'entrée du bâtiment, avec une cuisine à l'arrière, où l'on se réunit le matin pour le café, le midi pour déjeuner et le soir pour discuter des projets, autour d'une bière ou d'un thé chaud.

"Le CRI, c'est ma vie, je passe plus de temps ici que chez moi. Je ne compte plus le nombre de fois où on a dormi dans la chill room (espace de détente), quand on n'arrivait pas à finir un projet ", raconte Anne-Pia, étudiante en première année de licence "Frontières du vivant", le nom poétique qui désigne cette formation pluridisciplinaire en biologie, physique, chimie, mathématiques et informatique.

un centre "poupées russes"

Le CRI est un centre façon "poupées russes". D'abord, un cadre universitaire qui délivre des diplômes de l'université Paris-Descartes, les traditionnels licences, masters et doctorats. Puis des "sous-cadres", comme le Game Lab un laboratoire qui expérimente des jeux interdisciplinaires, l'Open Lab un atelier de prototypage et accélérateur de projets des étudiants et des entrepreneurs, et le Mooc Lab le studio de tournage de Mooc. Enfin, des clubs étudiants.

Ces endroits sont des "espaces de liberté interdisciplinaire". Les étudiants en sciences, en Edtech, ou les entrepreneurs peuvent s'y croiser tous les jours. À l'image de Grégoire, qui est resté ici pendant deux ans afin de développer Haïku, un assistant GPS pour les cyclistes urbains. "C'est cet esprit du learning by doing qui nous a aidés à développer notre projet. À l'Open Lab, nous avons pu prototyper notre bike assistant grâce à la rencontre avec des ingénieurs et des informaticiens", témoigne le trentenaire.

Les vilains petits canards sont les bienvenus

Open Lab du CRI

Des étudiants de la licence "Frontières du vivant". // ©Marine Miller

Créée en 2011, la licence Frontières du vivant accueille chaque année une petite promotion d'une trentaine d'étudiants. Dans l'Open Lab, les étudiants de première année cherchent à savoir, ce matin de janvier, qui, de la crevette ou du robot qu'ils ont fabriqué, sera le plus précis pour atteindre la lumière. Ils doivent construire un capteur pour vérifier la validité de leur hypothèse scientifique. "Pour l'instant, nous n'avons pas la réponse, ni d'attente particulière, même si nous imaginons que ce sera le robot le plus précis", lance Manon.

Ces étudiants de première année sont issus de toutes les filières : BTS, DUT, classes prépas scientifiques, licences à la fac, terminale S... Gaspard, qui vient justement de terminale S, "n'avait pas envie de se lancer dans une prépa". Alors il s'est renseigné sur les licences qui combinaient sciences et sciences sociales, et il est tombé, un peu par hasard, sur ce cursus du CRI.

"En entretien, les profs cherchent à savoir si on a envie de construire un projet et si on peut travailler en groupe." Contrairement aux licences "traditionnelles", l'entrée, ici, est sélective, mais selon les critères du CRI  : motivation, capacité à travailler en groupe et envie d'ouverture.

"Le CRI permet à ceux qui sont considérés comme des vilains petits canards d'exploiter des potentialités qu'ils ne pourraient pas développer facilement ailleurs", explique François Taddei.

Le Master Edtech : l'auberge espagnole

Master Edtech

Comme toutes les formations du CRI, le master EdTech est construit sur une approche interdisciplinaire. // ©Marine Miller

Le CRI accueille également des étudiants plus âgés ou des adultes en reconversion professionnelle dans le master EdTech. "C'est l'auberge espagnole. Les étudiants viennent de tous les horizons", plaisante Léa Douhard, chargée du développement EdTech au Centre. Ce master, comme le cursus Frontières du vivant, est une approche interdisciplinaire de l'éducation. Pendant deux ans, les étudiants découvrent les principes scientifiques, l'innovation technologique, les sciences cognitives appliquées à l'éducation. Et toujours en "expérimentant": le fameux learning by doing.

Gabrielle, étudiante en M2 Edtech, est en reconversion, après "une crise existentielle à 40 ans" et un passé professionnel dans le marketing digital. Pour son mémoire, elle travaille sur la dynamique entre espace et apprentissage. "Comme tout le monde contribue à créer de la connaissance, il y a de la place pour l'égalité entre les communautés. Ici, on peut taper sur l'épaule de François Taddei dans le couloir et engager une discussion avec lui", s'enthousiasme Gabrielle.

100 millions d'euros de la fondation bettencourt

"Le CRI est un cadre de liberté évolutif et fécond. C'est un cadre parce qu'il donne des diplômes : des licences, des masters, des doctorats", souligne François Taddei. Mais ce cadre n'est jamais figé. D'une année sur l'autre, les formations changent, "car elles sont codesignées avec les apprenants", poursuit-il.

Ces innovations pédagogiques pourraient être appliquées dans un environnement plus classique. Mais la question des moyens est déterminante. "Sans l'aide de la fondation Bettencourt Schueller, nous n'aurions jamais eu les moyens suffisants pour créer le CRI", admet le chercheur. Le centre bénéficie en effet d'un soutien de 100 millions d'euros de la part de la fondation Bettencourt pour la période 2007-2024. Cette somme permet au CRI de ne pas dépendre des subventions de l'université Paris-Descartes, qui aurait bien du mal à financer les Mooc, les imprimantes 3D et le matériel coûteux pour de petites promotions.

des boutures à l'étranger

Dupliquer le centre ne fait d'ailleurs pas partie des objectifs du CRI. L'enjeu est plutôt de réaliser des "boutures" à l'étranger. Deux projets de partenariat concernent Shenzhen, en Chine, et Bogota, où le CRI colombien porte fortuitement le nom de… TaddeoLab. "Nous voudrions créer un réseau avec des acteurs qui ont des approches complémentaires, en Chine, à Harvard, au Brésil, en Inde et en Afrique. Nous préférons adopter une stratégie évolutive. Le but n'est pas de croître, mais d'avoir de l'impact et de faire vivre ce réseau", explique François Taddei.

Dans quelques mois, le CRI et ses habitants s'installeront dans la tour Montparnasse. Pendant deux ans, le centre de la rue Charles-V sera en travaux. Les architectes qui ont remporté le chantier ont pour mission de construire quelque chose "qui ne fasse pas université"...

Marine Miller | Publié le