Le Monde et les universitaires : débat Luc Cédelle - Jérôme Valluy

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Le Monde et les universitaires : débat Luc Cédelle - Jérôme Valluy
Luc Cédelle et Jérôme Valluy // © 
La campagne menée par certains universitaires contre le journal Le Monde a pris un tournant radical, avec l'appel au boycott total du quotidien du soir le 3 avril 2009 par Jérôme Valluy, enseignant-chercheur à Paris 1. Il dénonce la manière dont le quotidien a relaté dans ses colonnes la mobilisation dans les universités. Depuis, le débat se poursuit sur le Net, avec des centaines de commentaires. Educpros revient sur cette polémique (avec des liens vers les tribunes, réponses et forums) et donne la parole aux deux parties : Le Monde, par la voix d'un des ses journalistes « éducation », Luc Cédelle, qui s’exprime ici en son nom, et l'auteur de la Charte appelant au boycott, Jérôme Valluy, enseignant-chercheur en sociologie politique de l’action publique à l’université Panthéon-Sorbonne. Nous leur avons soumis les mêmes questions, séparément. Il ne s’agit donc pas d’un débat au sens propre, mais de deux plaidoyers.

1. Les reproches adressés au Monde

Jérôme Valluy : Je reproche tout d’abord au Monde une très faible couverture du mouvement des enseignants-chercheurs, depuis le début. A tel point qu’elle nous parait occulter l’ampleur sans précédent et l’unanimisme - de la droite à la gauche - de cette mobilisation inédite.

Nous reprochons surtout au journal d’avoir réduit nos arguments à une simple grogne, une fronde. Il réduit sans arrêt nos positions à du ridicule. Il fait des enseignants-chercheurs un acteur irrationnel, en nous parlant seulement de buzz, de rumeurs, d’inquiétudes, de stress… Alors qu’il relatait les mesures du gouvernement de manière tout à fait rationnelle.

Ce n’est pas juste un problème de mots mal choisis, nous avons vraiment été décrits comme un peuple de demeurés, alors que nous avons produit, tout au long du mouvement, des argumentations très détaillées. Le Monde a fait l’économie d’une investigation dans le milieu des enseignants-chercheurs. Nous sentons une réelle baisse de la compétence journalistique.

Il y a une méconnaissance totale du milieu universitaire. C’est une véritable interrogation de savoir comment nous sommes arrivés à un tel découplage. La petite phrase de Laurent Greilsamer [directeur adjoint du journal] l’illustre parfaitement lorsqu’il affirme qu’en tout cas, les enseignants-chercheurs « sont des gens qui ont visiblement beaucoup de temps », pour critiquer le Monde en l’occurrence. Cette phrase méprisante est insupportable,  surtout pour la jeune génération, les quadragénaires, qui ont été recrutés à bac + 15 dans des conditions difficiles. Je n’ai pas de chef et pourtant, je travaille 60 heures par semaine !

Luc Cédelle : Les reproches sont arrivés très vite et sous une forme quasi-irrecevable. Au lieu de constater des désaccords, c’était tout de suite « vous faites de la désinformation », vous êtes « indignes de votre profession ». Conclusion : « je n’achèterai plus jamais le Monde ». Cette virulence ne met pas d’emblée dans de bonnes conditions pour discuter.

C’est d’ailleurs une violence un peu mystérieuse pour nous. Si les arguments de fond sont : « le Monde est au service du gouvernement et acharné à décrédibiliser le mouvement universitaire », je ne peux pas le comprendre. Nous décrire comme des militants de la marchandisation du savoir, ce n’est pas possible.

Ce que je peux comprendre par contre, et qui pourrait être une explication de ce type de violence, c’est qu’il existe quelque chose de sacré et de non négociable qui a été atteint. Et là où je ne suis pas nos détracteurs, c’est que je ne crois pas que le Monde en soit seul responsable. Nous sommes en quelque sorte le vecteur d’une souffrance dont nous ne sommes pas la cause. Mais que nous avons peut-être aggravée, sans le vouloir.

2. Les articles les plus litigieux

•    L’article sur le buzz

Jérôme Valluy : Tous les articles du Monde ont provoqué des tollés. Dans celui sur la loi du buzz, Luc Cédelle affirme que Xavier Darcos est plein de bonne volonté, mais qu’il se heurte à la loi du buzz et de la rumeur. Il pourrait, au minimum, présenter les deux points de vue avant de réduire les enseignants-chercheurs à un phénomène de buzz. Il faudrait déjà les entendre et expliquer leurs arguments, non ?

Il n’y a jamais eu un article avec les motivations du mouvement. Les seules fois où elles sont évoquées, c’est pour les décrédibiliser immédiatement. Exemple : Le Monde écrit dans un article que les enseignants-chercheurs se sont une nouvelle fois mobilisés contre le décret sur le statut - alors que ce dernier a été réécrit, enchaîne directement le journaliste. Nous passons une fois de plus pour des imbéciles irresponsables alors que personne n’explique pourquoi nous nous opposons à cette version modifiée du texte.

Je me suis inscrit en faux contre l’affirmation : LRU = privatisation + augmentation des frais d’inscription.


Luc Cédelle : Cet article visait à montrer au lectorat à quel point Xavier Darcos et Valérie Pécresse étaient en difficulté, par une sorte de contre-coup de leur propre politique. Surtout Darcos, qui a donné dans le « tout communication ». C’est dans l’article, dans la conclusion, si on en fait une lecture loyale !

Ce qui a énervé certains universitaires, c’est que je me suis inscrit en faux contre l’affirmation : LRU = privatisation + augmentation des frais d’inscription. Lorsqu’un mouvement utilise ce type d’argument, qui relève de l’agitation et de la propagande, ce n’est pas mon rôle de journaliste d’embrayer. Les enseignants-chercheurs ou les associations et syndicats majoritaires ne sont peut-être pas les premiers diffuseurs cette idée, mais ils laissent faire pour favoriser la « convergence des luttes ».

Deuxième point problématique : j’ai expliqué que le mouvement prêtait au gouvernement l’intention de supprimer les concours d’enseignement du primaire et du secondaire [réforme de la formation des enseignants]. Cette rumeur continue d’ailleurs de courir. C’est un raisonnement qui n’a rien d’absurde, mais qui repose sur l’enchaînement de quatre ou cinq hypothèses, alors que cette suppression est présentée comme un danger justifiant une mobilisation immédiate !

•    L’article sur la dégradation de l’image des facs mobilisées

Jérôme Valluy : A l’origine de la Charte, cet article est la goutte d’eau de trop. Certains collègues ou étudiants souhaitaient réagir en manifestant devant les locaux du Monde mais j’étais hostile à cette idée notamment car je pense que c’est aux idées qu’il faut s’attaquer. Nous nous sommes finalement retournés vers cette Charte de boycott.

Cet article est en effet une véritable supercherie. Il est totalement axé sur la mobilisation actuelle alors qu’on ne pourra mesurer son impact sur les inscriptions dans les universités qu’en octobre 2009. S’il s’agit simplement de prospective, c’est du niveau du café du commerce. Pour décrire une possibilité ou un risque, cela ne s’écrit pas sur le mode affirmatif. Sinon, il s’agit d’une prise de position politique, qui en l’occurrence vise à discréditer le mouvement.

Luc Cédelle : Cet article est bien sûr tout à fait critiquable sur la forme et sur la méthodologie, puisque c’est la loi du genre ! Il est fait de bric et de broc, oui, ce n’est pas scientifique, c’est un article de presse. Trois journalistes sur trois universités, c’est l’arbitraire journalistique, irréductible. Mais si on ne peut pas faire ce type d’article, on ne peut plus faire de journalisme.

Sur le fond, le fait d’écrire que l’image des universités bloquées se dégrade est certes très contrariant pour les grévistes, mais c’est une information sur la manière dont le mouvement est perçu à l’extérieur de lui-même. Ce mouvement est prisonnier de son miroir, il refuse de voir que la « grève payée » ou les chaises empilées devant des universités bloquées, c’est négatif. Ne pas vouloir en prendre conscience, c’est se faire des illusions.

3. Une charte de boycott et une campagne d’ampleur

Jérôme Valluy : Dans ces phases de mobilisation, nous avons fait beaucoup plus attention à la couverture médiatique, et bien sûr plus particulièrement avec le Monde parce qu’on y est attaché. Il y a eu auparavant des périodes de désaffection ou de désamour avec ce quotidien, mais je crois que cette fois-ci, il a objectivé sa capacité à une véritable partialité. Les enseignants-chercheurs s’en sont bien rendus compte. Ils ne l’oublieront pas.

Le niveau d’exaspération des universitaires est connu depuis bien longtemps.

L’ampleur de ces réactions ne m’a pas surpris. Le niveau d’exaspération des universitaires est connu depuis bien longtemps. Nous en parlions déjà en manifestations, lors des coordinations ou encore sur les listes de discussion. Ce qui fait aujourd’hui le succès de la Charte, c’est que nous étions dans une situation où la moindre étincelle suffisait. Il s’agit simplement d’un révélateur de la situation.

Luc Cédelle : Des articles sur « pourquoi les enseignants-chercheurs sont dans la rue », nous en avons publié plein, mais nos détracteurs ne veulent pas les voir ou ne supportent pas que nous manifestions une distance. Il s’agit d’un emballement médiatique à l’envers, anti-Le Monde.

Le moindre soupçon de défaut est désormais un crime. Nous avons ainsi reçu des catalogues de réactions pour de simples brèves. A propos d’une brève indiquant le vote du CTPU [Comité technique paritaire universitaire] du 24 mars sur le projet de décret par exemple, de nombreux courriers nous ont reproché de ne pas avoir expliqué qu’une seule voix du côté syndical suffisait pour que le vote soit positif, occultant par là même le fait que les syndicats les plus représentatifs continuaient de refuser le texte.

Il s’agit pourtant du propre d’un organisme paritaire comme le CTPU. Mais surtout il s’agissait d’une brève, soit un texte extrêmement court ! L’explication donnée par nos détracteurs était d’ailleurs trois fois plus longue que la brève elle-même. Cet emballement ne s’est  jamais éteint et, à leurs yeux, nous allons de « crime » en « crime » !

4. Le journal de référence des universitaires attaqué

Jérôme Valluy : Le temps du Monde comme journal de référence dans le milieu universitaire est révolu. Il ne s’agit pas d’un reproche général envers la presse en général. Mais seulement contre le Monde, qui a perdu ses meilleurs journalistes et qui n’a plus les compétences et la capacité de mener des investigations. Il faut en tirer les conséquences. Quand on est attaqué par un journal, on réagit. C’est fini maintenant, on passe à l’addition.

Dans un premier temps, nous avions tout de même essayé d’écrire au journal en leur faisant des commentaires composés de leurs articles, sur leur choix de cadrage, la hiérarchisation, etc. Cela n’a produit aucun effet. Le Monde a seulement publié quelques tribunes plus favorables en février, alors qu’une première campagne de désabonnement à son encontre avait lieu. Ils ont senti le vent. Mais cela n’a duré qu’un temps. Quelques semaines plus tard, c’était fini. De plus, les tribunes ne sont pas du tout l’équivalent d’un article de rédaction. L’idée qu’ils auraient rattrapé le déséquilibre de cette manière est fausse.

Ils ont également publié une page de commentaires le week-end dernier sur les critiques qui leur étaient faite. Mais cette réponse de pacotille, latérale et minimaliste, ne règlera pas le problème. Ils signalent simplement qu’ils ont compris qu’une campagne se développe contre eux. Il faudrait un article de fond sur le sujet. Ils y ont d’ailleurs réfléchi et finalement ils ont eu peur. Ce serait pourtant une marque de respect pour les plaignants que nous sommes et le moyen d’ouvrir un espace de débat nécessaire.

Cette vigueur des réactions tend à prouver que pour le milieu universitaire, le Monde reste un journal très important

Luc Cédelle : L’aspect positif du négatif, si l’on peut dire, c’est que cette vigueur des réactions tend à prouver que pour le milieu universitaire, le Monde reste un journal très important. Donc tout n’est pas perdu. Il est à peu près certain qu’avec une frange importante du mouvement, qui cultive l’image du grand soir contre Sarkozy, nous n’allons pas nous réconcilier. Mais vis-à-vis du milieu des universitaires et enseignants-chercheurs, globalement, il s’agit d’un épisode qui me paraît dépassable.

La solution est dans l’interrogation, réciproque, croisée, sans invectives. On nous reproche d’avoir été un mauvais récepteur du message mais on ne retourne jamais la question du côté de l’émetteur, c’est-à-dire du mouvement universitaire. De plus, cette mobilisation est si inédite qu’il est peut-être normal d’éprouver des difficultés à la « comprendre » ce qui ne doit pas être confondu avec l’approbation naïve.  Nous ne prétendons pas du tout à la perfection. Bien sûr que nous, journalistes, sommes plein de préjugés. Les enseignants-chercheurs aussi, non ?

Ce n’est pas tellement le fait que le Monde ait pris une position pro-LRU en 2007. Chaque journal peut avoir sa ligne éditoriale.

5. La question de l’objectivité journalistique

Jérôme Valluy : Ce n’est pas tellement le fait que le Monde ait pris une position pro-LRU en 2007. Chaque journal peut avoir sa ligne éditoriale. Mais en 2008, les textes et les actes de mises en œuvre de cette loi se sont accumulés et même les enseignants-chercheurs ont commencé à modifier leur regard sur le sujet. Nous reprochons au Monde de ne pas avoir changer son regard alors que la réalité avait, elle, changé. Qu’il existe différents points de vue, cela ne pose aucun problème, mais il faut tenir compte de la réalité.

Je refuse ce raccourci qui consiste à dire qu’il s’agit simplement d’une question de parti pris. La différence de compétence journalistique entre certains articles d’autres quotidiens et ceux du Monde ne se réduit pas, même si cela est présent, à un simple positionnement politique. Les jugements de valeurs n’empêchent pas la prise en compte des différents arguments en présence. Il faut présenter les positions des uns et des autres, comme je le fais devant mes étudiants, même si j’ai ma propre opinion. Le Monde ne l’a pas fait.

Le Monde est dans son rôle quand il empêche un mouvement  social de se nourrir uniquement de sa propre mythologie.

Luc Cédelle : Je ne crois pas à l’objectivité, on a toujours un point de vue même inconscient, mais à l’honnêteté. Avec un début de recul, je me demande si je n’ai pas personnellement sous-estimé certaines dimensions du phénomène. Par exemple, je n’avais pas pris la mesure de la profondeur de la colère anti-sarkozyste dans ce milieu. Pour nous, journalistes, les déclarations péjoratives du candidat sur les études de littérature ancienne ou la Princesse de Clèves, c’était du réchauffé. Pour les universitaires pas du tout. Je me demande aussi si nous n’avons pas négligé l’aspect profondément agressif, quel que soit le métier, de la notion d’évaluation individuelle.

Mais je renvoie aussi le mouvement à la nécessité de s’interroger sur lui-même. Tous les « sujets » que nous avons rapportés ont exaspéré les universitaires, quel que soit le journaliste aux manettes. C’est à mon avis symptomatique du fait que le mouvement se fait illusion sur lui-même, en tournant en circuit fermé et en s’indignant  lorsque l’approbation inconditionnelle n’est pas au rendez-vous.

A mon sens, le Monde est dans son rôle quand il empêche un mouvement  social de se nourrir uniquement de sa propre mythologie. Nous sommes dans notre rôle quand nous n’obtempérons pas. C’est toujours plus facile de faire des reportages bienveillants et sympas. C’est d’ailleurs l’un des styles journalistique sur le marché à l’occasion de cette crise universitaire. On ne se fait jamais aucun ennemi de cette manière !

Pour aller plus loin :

« La Charte de bonne conduite vis-à-vis le journal Le Monde »

« Nos chers chercheurs », le billet de Luc Cédelle sur son blog en réponse aux critiques des lecteurs sur son article « La réforme de l'éducation face à la loi du « buzz ».

« Adieu, Monde cruel », un billet d’André Gunthert, chercheur et maître de conférences à l'EHESS, à propos du boycott du Monde par les universitaires, billet repris sur le blog de Luc Cédelle qui répond aux commentaires des internautes dans son billet «Votre presse on en veut plus ».


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