Le mouvement dans les universités vu par deux lecteurs irlandais

Fabienne Guimont Publié le
Comment dit-on « grève active », « barrage filtrant », « AG » voire "sous les pavés... la plage" en anglais ? Les traductions n’ont rien d’évident. Pour Sean et Aishlinn*, deux lecteurs irlandais en poste depuis la rentrée à la Sorbonne-Paris 4 et à Paris 10 Nanterre et anciens étudiants Erasmus, les expériences de ces pratiques très franco-françaises ne les ont pas laissé indifférents. Comment voient-il ce mouvement de leurs collègues et de leurs étudiants depuis deux mois ?

En tant qu’étudiants Erasmus venant étudier en France, on les avait prévenus de la forte probabilité de vivre une grève. L’année précédente, leurs compatriotes étaient revenus avec des souvenirs de huit semaines de grèves anti-CPE et les relevés de notes manquants de retour de France sont monnaie courante au département littérature. En 2006-2007, eux n’ont pas connu cette expérience. Ils se sont rattrapés cette année en tant que lecteurs de langue !

Premiers contacts avec la mobilisation

« Toutes les lumières étaient éteintes. Je ne savais pas trop ce qui se passait. J’avais cours avec des licences de première et de deuxième année sur le site de la Sorbonne à Clignancourt et ils n’étaient pas non plus très au courant ». L’information circule très mal, d’autant plus dans les lieux éloignés de la place de la Sorbonne. Après les vacances de Noël, Sean assiste à un pot de rentrée à la Sorbonne où il apprend les quelques revendications qui montent. « Je ne savais pas ce que voulait dire grève active. De l’extérieur, cela me laissait espérer plus de temps libre ». Les trois premières semaines, il n’a vu que sept étudiants… « Je me suis demandé si ce n’était pas à cause de l’échec en fin de premier semestre. » Et depuis trois semaines, tout est bloqué, y compris les laboratoires de langue, les personnels administratifs s’étant eux aussi mis en grève.

Du côté de Nanterre, Aishlinn est informée par mails que le jeudi 19 février sera une journée « banalisée ». Un bon début pour commencer son lexique de la mobilisation. S’enchaîneront deux semaines sans cours jusque début mars. « Je communiquais par mail avec mes étudiants pour leur donner du travail », explique-t-elle. Le mois de mars allait lui donner de nouvelles occasions d’étoffer son vocabulaire avec un blocage filtrant. « Je ne savais pas ce que ça voulait dire, j’y suis allée sans savoir si je pourrais faire cours ou pas. Les tables et les chaises étaient descendues au rez-de-chaussée ! Pour rentrer, il fallait passer par un labyrinthe, sous la surveillance des étudiants en grève ».

Printemps des chaises, freezing, dying…

Quelques semaines plus tard, nouvelle découverte, avec le « Printemps des chaises » : « Je ne comprenais pas pourquoi les étudiants étaient dans le couloir et ne rentraient pas dans la salle de cours ! », sourit-elle. En revanche, elle plébiscite les freezings et autres dyings – là, pas de difficulté de compréhension - plus utiles à ses yeux pour informer le public. La France est décidément facétieuse cette année. Mais ce qu’elle critique, c’est le manque d’information des étudiants, des lecteurs et aussi entre les composantes. « Dans le département d’anglais, tous les cours étaient annulés, mais le département d’économie et de gestion n’en savait rien ! ».  

En Irlande, on manifeste le samedi uniquement

La bouillonnante – brouillonne ? - contestation de leurs cousins gaulois a en effet de quoi surprendre ces jeunes Irlandais. « A l’University College Dublin, on n’a jamais fait grève comme ça. Depuis quelques mois, la possible réintroduction des droits d’inscription provoque des manifestations, mais elles ont lieu les samedis. Je n’ai jamais vu des profs faire grève et les blocages de sites sont inconcevables. On a plus tendance à négocier préalablement ce qui limite les capacités de faire grève. Les manifestations ne sont que des démonstrations vis-à-vis du public », compare Sean.

Soutien sur le fond, pas sur la forme

Tous deux soutiennent les revendications portées par le mouvement, même s’ils regrettent amèrement de sacrifier leur second semestre de lecteur qui promettait d’être mieux rodé que le premier. La longueur du mouvement en revanche leur pose problème. « Le mouvement a pris trop de temps pour se constituer et s’élargir », estime Sean.

« Il faut donner beaucoup plus d’informations sur le mouvement aux étudiants et leur expliquer ce que ça va changer pour eux dans l’avenir. Pour le moment, ils ne voient que le bazar et ne comprennent pas qu’il n’y ait pas cours. Ils s’énervent contre les profs et sont inquiets pour l’organisation des partiels et pour la valeur de leur diplôme si tout le monde l’obtenait avec la moyenne », avance Aishlinn. Inquiétude relayée aussi pour les étudiants Erasmus qui pour certains ne pourront pas suivre les partiels s’ils sont déplacés au-delà de leur bail d’appartement ou qui ont déjà acheté leur billet retour.

Image des universités : pas indemne

Quelle conséquence auront ces deux mois de mobilisation sur l’image des universités françaises ? « Si j’étais encore étudiante Erasmus, je penserais que c’est n’importe quoi en France », rigole la jeune fille. « Avant de venir, je me disais que la littérature ou la philosophie étaient des valeurs qui avaient plus d’importance dans l’université française qu’en Irlande. Aujourd’hui, je le pense toujours, mais je crois aussi que les innovations pédagogiques en lettres et sciences humaines évoluent moins vite ici. On utilise des nouvelles des années 70 et des cassettes audio… », regrette Sean.  

« Maintenant, j’aimerais reprendre le travail »

La sortie de crise ? « Je ne suis pas d’accord avec les occupations de locaux, ça va trop loin. Pour le moment, il y a une radicalisation plutôt qu’un découragement chez ceux qui mènent le mouvement », juge Sean. Selon lui, l’année est compromise pour ses étudiants, de moins en moins motivés. « Maintenant, j’aimerais reprendre le travail », conclut-il, même si c’est aussi pour lui « une expérience de la société française ». Langue, culture et civilisation au programme en 2009 pour les lecteurs des universités françaises…


* A leur demande, les prénoms des témoins ont été changés pour respecter leur anonymat.

Fabienne Guimont | Publié le