Le nombre de nouveaux inscrits en écoles d’ingénieurs est en baisse de 11,5% à la rentrée 2023, alerte le collectif Maths&Sciences, dans une tribune parue le 4 septembre dans Le Monde, et signée par 36 confédérations et associations académiques, scientifiques et économiques.
Mélanie Guenais, coordinatrice du collectif et vice-présidente de la Société Mathématique de France, y voit la conséquence de la réforme du bac de Jean-Michel Blanquer (ministre de l'Éducation nationale, de la jeunesse et des sports de 2017 à 2022), qui a réduit l’enseignement des sciences au lycée. Elle appelle à un réveil politique rapide.
On connaît depuis longtemps la situation de l’orientation genrée et de la difficile parité dans les filières scientifiques. Quels enjeux se cachent derrière ce nouveau constat : la baisse du nombre d’élèves ingénieurs ?
C’est une information très surprenante car on ne s’attendait pas à voir une telle chute à cet endroit.
C’est un problème économique avant tout. Est-ce qu’on veut que la France reste une puissance scientifique pour permettre de préserver son statut économique ? Pour assurer la réindustrialisation et l’autonomie scientifique et industrielle du pays, pour réussir la transition énergétique et écologique, on a besoin de davantage de profils scientifiques polyvalents formés à haut niveau.
C’est le propos qui revient dans le discours général d’à peu près tous les partenaires économiques que j’ai pu rencontrer : le Medef (dirigeants d'entreprises), Syntec (ingénierie), Cigref (numérique), la Fédération Bancaire, France Assurances…
La tribune a été signée par 36 représentants académiques, scientifiques et économiques. Qu’est-ce qui explique une telle ampleur ?
Tout le monde est très inquiet de ce qu’il va se passer. Le faible enseignement scientifique représente un risque réel de déclin économique. On sait qu’il y a des enjeux de transition énergétique, de société, et le gouvernement a l’air de leur tourner le dos.
Cette tribune procède de la même réaction que pour le climat. Cela suit la démarche des climatologues et scientifiques du Giec (Groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) qui finissent par entrer en rébellion en raison de l’inaction.
Quelles sont les autres raisons de cette mobilisation ?
En tant que scientifique, je suis aussi inquiète de la mauvaise image donnée à l’importance des sciences dans notre vie quotidienne.
Le fait de dénigrer les sciences et les maths dans le parcours du lycéen, cela met en question la capacité à rendre un citoyen ou une citoyenne autonome vis-à-vis de l’information, c’est-à-dire savoir exercer une démarche critique vis-à-vis d’une information chiffrée, savoir exercer une analyse critique en fonction d’informations scientifiques, notamment quand on parle du réchauffement climatique ou de la santé, comme on l’a vu au moment du Covid.
Proposer 2 heures de culture scientifique sur 30 heures envoie le message que les sciences ne servent à rien
Il y a aussi un défi avec le développement de l’information transmise par l’intelligence artificielle, qui part parfois dans des thèses absolument fantaisistes. Et cela s’amplifie avec la création de vraies fausses images ou d’un vrai faux discours scientifique. On a donc des enjeux majeurs autour de la compréhension des phénomènes scientifiques, et proposer 2 heures de culture scientifique obligatoire sur près de 30 heures pour un lycéen, ça envoie le message que les sciences ne servent à rien.
Le retour des maths dans l’enseignement scientifique du tronc commun du lycée général n’est pas suffisant pour donner ces connaissances scientifiques ?
Il faut faire la différence entre culture et savoir-faire. La culture scientifique ne permet pas de faire les petits calculs pour comprendre les phénomènes. Comme la culture générale ne suffit pas pour comprendre les liens entre différents événements historiques ou sociologiques.
Pour savoir, il faut pratiquer. D’où la préconisation du collectif qui est de renforcer les sciences obligatoires pour tout le monde.
Quelle est la situation des sciences au lycée ?
Depuis la mise en place de la réforme du lycée, on a vu un effondrement de 40% des effectifs susceptibles de s’orienter vers des études de sciences approfondies, dont les écoles d’ingénieurs.
Le tout avec une aggravation des inégalités filles/garçons : les filles sont plus touchées que les garçons, notamment pour des raisons d’orientation prédéfinie. Une grande partie des filles qui vont en sciences s’orientent vers la santé ou la biologie. Et dans le cadre de la réforme du lycée, ces orientations sont pénalisées, car les élèves ne peuvent plus être polyvalents en terminale : les filles dans ce cas sont obligées d’abandonner les maths et ont du mal à se réorienter si elles échouent en médecine par exemple.
Avant la réforme, les élèves en S avaient 6 à 8 heures de maths, 5 à 7 heures de physique et 3,5 à 5,5 heures de biologie par semaine. On se retrouve avec un public qui n’a plus que deux disciplines parmi ces trois-là. Et quand elles ont les trois, c’est avec uniquement 3 heures de maths au lieu de 6. Or, on observe un différentiel énorme entre ceux qui viennent avec 6 heures de spécialité maths et celles, car ce sont des filles aux deux tiers, qui arrivent avec 3 heures d’option maths. Compenser ces 3 heures perdues est très difficile.
Est-ce qu’il faut donc maintenir les trois spécialités en terminale ?
Exactement, si on n’assure pas une polyvalence scientifique en terminale, on ne peut pas résoudre ces problèmes.
Le socle commun de toutes les sciences, ce sont les maths. Et ça concerne aussi les sciences économiques et les sciences sociales qui ont encore besoin d’un peu de maths.
Evolution du volume de mathématiques suivi par les élèves de terminale
Jean-Michel Blanquer déclarait le 29 août sur France Inter que depuis sa réforme, le vivier de filles qui font 9 heures de maths par semaine est en hausse. Qu'en est-il ?
Ce n’est pas un mensonge, car personne n’avait 9 heures de maths avant. C’est une information biaisée : elle est vraie mais l’argumentation est fausse. En 2023, le parcours avec le plus de maths (9 heures par semaine) comptait 1.500 filles de plus qu’en 2019 (8 heures par semaine), mais sur un total de plus de 200.000 filles en terminale générale.
Dans le même temps, le nombre de filles qui ne font pas du tout de maths est passé de 40.000 à 107.000. C’est une façon de tourner autour du pot pour ne pas reconnaître l’étendue des dégâts qu’il a provoqués.
Il oublie de dire qu’il y avait aussi beaucoup de filles en ES qui faisaient toutes 4 heures ou 5h30 de maths par semaine, que toutes les filles de S en faisaient au moins 6 heures, et qu’il ne suffit pas de faire des maths pour aller en sciences.
Donc oui, on a gagné 1.500 filles qui font beaucoup de maths, mais on a en surtout perdu 60.000 en ES qui faisaient un parcours intermédiaire de 4h30 à 5h30 et n’en font plus, et 50.000 en S qui sont passés de 6 heures à 3 heures ou rien.
Evolution du nombre de filles suivant un enseignement de mathématiques en terminale
Avez-vous des propositions qui permettraient d’améliorer la situation rapidement ?
Pour redresser la barre, il faut mettre le paquet sur différents verrous :
rétablir des savoir-faire scientifiques et mathématiques au lycée ;
remettre de la polyvalence scientifique à partir du lycée pour permettre ensuite de favoriser les parcours polyvalents dans le supérieur et les réorientations ;
garantir des maths pour tout le monde de façon équitable, avec 4 heures au moins jusqu’en première.
Et dans le supérieur, il y a un travail à faire d’ouverture des disciplines les unes vers les autres.
Le lycée professionnel présente aussi un vrai enjeu d’équité sociale et de niveau des profils techniques, car on doit former des techniciens supérieurs. La formation actuelle du lycée pro est totalement insuffisante.
À long terme, il y a aussi tout l’enjeu de la formation scientifique et des façons d’enseigner les sciences au niveau du primaire et du collège. Cela demande de la réflexion commune avec l’ensemble des acteurs de terrain.