C'est une chorégraphie pour le moins atypique. Dans la salle de danse de la Sorbonne, à Clignancourt, six étudiants, vêtus de dossards jaunes et verts, se meuvent lentement. Ils figurent les branches de trois chromosomes qui s'écartent sous l'impulsion des microtubules de centrosomes, eux-mêmes incarnés par quatre de leurs camarades. Pendant ce temps, une jeune fille gracile virevolte autour d'eux, inscrivant dans l'espace la membrane nucléaire de la cellule eucaryote. Bienvenue dans l'univers de la biologie !
En moins de six minutes, la douzaine d'étudiants illustre les différentes phases de la division cellulaire. Un travail à la fois scientifique et artistique, mené dans le cadre d'une unité d'enseignement baptisée "danse et biologie", conduite par deux enseignantes : Nédia Kamech, maître de conférences en biochimie/bio-informatique à l'UPMC (université Pierre-et-Marie-Curie), et Françoise Loakes-Gouju, professeure de danse au SUAPS (Service universitaire des activités physiques et sportives) de Paris 4-Sorbonne.
Kinesthésie et interdisciplinarité
Sur le plan pédagogique, le cours repose sur le principe de la kinesthésie, ou apprentissage en mouvement, une pratique venue du monde anglo-saxon. "Des scientifiques ont montré que le fait de mettre le corps en mouvement sollicite les émotions, alors qu'on peut les brider en laissant les étudiants assis sur un banc, explique Isabella Montersino, professeure agrégée d'italien à Paris 4-Sorbonne et porteuse du projet. Cette approche contribue à faire tomber les inhibitions, ce qui crée des conditions plus favorables à l'apprentissage et à une assimilation plus profonde et durable des contenus disciplinaires."
Comme les enseignants, les étudiants sont issus des deux établissements. La moitié d'entre eux sont des "P6" : inscrits en L1 de biologie à l'UPMC, ils suivent le cours dans le cadre d'un atelier de recherche encadrée, module obligatoire validé par six ECTS. Les autres, les "P4", ont choisi cette option sport qui leur apportera aussi des crédits pour obtenir leur licence ou leur master de sciences humaines.
Cette approche contribue à faire tomber les inhibitions, ce qui crée des conditions plus favorables à l'apprentissage et à une assimilation plus profonde et durable des contenus disciplinaires. (I. Montersino)
La plupart ne cachent pas qu'au départ, ils étaient a minima curieux, souvent circonspects, voire franchement réticents devant cette démarche un peu particulière. Sans compter la peur du ridicule, qui les tenaillait au moment d'exécuter les premiers pas de danse. Mais, disent-ils, la bonne ambiance du cours a rapidement eu raison de leurs craintes et, dans l'ensemble, ils ont finalement été assez convaincus de l'intérêt pédagogique de la kinesthésie.
Pour Aïssatou, en L1 de biologie, la dimension concrète est particulièrement importante : "Quand on se trompe, on se rend tout de suite compte, visuellement, de notre erreur, par exemple si la membrane nucléaire se détruit au mauvais moment." La mise en espace l'a aussi aidée, explique-t-elle, à "retenir certaines choses, notamment le fait que les ribosomes ne se situent pas dans le noyau mais dans le cytoplasme." Autant de notions qui avaient été abordées de manière plus académique au premier semestre.
Les étudiants de Paris 4, quant à eux, découvrent la "danse à thème" dont la biologie est ici le support. "J'aime bien l'idée qu'il s'agisse d'un travail sur le corps avec le corps. On traduit à l'extérieur ce qui se passe à l'intérieur", indique Audrey, en L1 de philosophie. Dans tous les cas, l'interdisciplinarité favorise l'ouverture d'esprit. "Par la danse, ajoute Nédia Kamech, nous poursuivons aussi des objectifs transversaux liés au savoir-être, notamment la capacité à communiquer et à devenir plus à l'aise à l'oral."
Les élèves apprécient la dimension concrète de la kinesthésie : "Quand on se trompe, on se rend tout de suite compte, visuellement, de notre erreur", rappelle Aïssatou, en L1 de biologie. // © S.Blitman - avril 2016
Un projet mis en œuvre dans le cadre de l'Idex
Le cours de "biologie et danse" est l'une des six unités d'enseignement transdisciplinaires du projet autour de la kinesthésie créé dans le cadre de l’Idex de Sorbonne Universités, qui fait également s'associer grec et astronomie, ou danse et astrophysique. Lancé en 2013 à la suite d'un appel à projet du ministère, le programme a reçu un accompagnement et un soutien financier de 87.000 euros sur trois ans de la part de Sorbonne Universités.
Outre les heures complémentaires et les vacations, ce budget a permis l'achat de matériel (des petites caméras, mais aussi une bâche reproduisant le système solaire à l'échelle humaine). Des journées de réflexion sur la kinesthésie ont été organisées chaque année, avant la tenue d'un colloque international à Sorbonne Universités, en juin 2016.
Par ailleurs, un chargé de projet a été recruté à mi-temps pendant un an et demi pour aider les enseignants sur le volet administratif et logistique. Proposer des cours communs à deux universités n'est pas une mince affaire : "Il faut jongler avec les emplois du temps des étudiants, mais aussi, plus largement, avec le calendrier académique qui est décalé de deux semaines entre l'UPMC et Paris 4…" détaille Isabella Montersino. Sans compter "les formulaires à remplir pour coder les UE dans les deux universités", afin que les étudiants de chacune d'entre elles puissent obtenir leurs crédits ECTS.
Car l'objectif initial était bien d'intégrer ces cours dans les cursus, et de les pérenniser au-delà du financement d'amorçage. "Nous soutenons des projets innovants en formation, en vue d’opérer une transformation pédagogique, en particulier au niveau de la licence, action-phare de l’Idex qui a occasionné la création du collège des licences", rappelle Delphine Batmalle, directrice de la formation à Sorbonne Universités.
Etudiant à l'UPMC, Micissa participe à l'UE danse et biologie. Il dessine ici le schéma d'une cellule eucaryote. // © S.Blitman - avril 2016
Un investissement pédagogique important
Un bilan doit être réalisé en juin 2016. D'ores et déjà, Isabella Montersino a recensé une vingtaine d'enseignants-chercheurs intéressés par la démarche. La moitié d'entre eux s'est engagée dans des UE, ce qui implique une profonde motivation, car la préparation des séances demande "énormément de coordination", souligne Nédia Kamech, heureuse que ce projet soit "valorisé dans Sorbonne Universités", même si elle-même ne bénéficie pas de décharge pour compenser son investissement pédagogique.
"On manque également de temps avec les étudiants. On ne pourrait pas présenter ce travail comme une véritable représentation, reconnaît Françoise Loakes-Gouju. Cependant, il s'agit d'une UE de découverte, et, en une dizaine d'heures de cours, les étudiants ont tout de même réussi à construire ensemble une petite chorégraphie !" Et les deux enseignantes de se rejoindre sur la satisfaction de voir "les étudiants prendre du plaisir ". Un levier essentiel de toute pédagogie.
Dans la même logique que les UE de kinesthésie de Sorbonne Universités, des étudiants de médecine de l'UPMC sont invités, pendant leur stage hospitalier de troisième année, à mimer des syndromes neurologiques dans de petites saynètes jouées devant leurs enseignants et camarades. Objectif : permettre aux étudiants de mieux appréhender l'examen neurologique, une pratique délicate qu'ils redoutent souvent.
Baptisé "The Move", ce projet a été lancé en 2014 par le professeur Emmanuel Flamand-Roze, neurologue à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Après deux ans d'expérimentation, les résultats ont été mis en ligne début avril et doivent être publiés en mai dans la Revue neurologique.
Satisfaite de voir que plus des trois quarts des étudiants estiment que "The Move" les motive davantage, leur permet de mieux comprendre et de mieux mémoriser à long terme, l'UPMC espère voir cette pratique se diffuser dans d'autres établissements.