Dix-sept ans ans qu'on en parle, dix-sept ans qu'on l'attend, au point qu'on finissait par se demander s'il sortirait un jour de terre. Maintes fois reporté, le campus interdisciplinaire Artem – pour "ARt-TEchnologie-Management" –, qui fut longtemps l'un des plus gros projets universitaires français, devrait enfin prendre vie en 2017. Si un nouveau grain de sable ne vient pas enrayer la machine, les 270 étudiants de l'Ensad (École nationale d'art et de design) de Nancy devraient faire leur rentrée 2016 sur le campus dessiné par Nicolas Michelin. Et rejoindre ainsi les 900 élèves de l'École des mines de Nancy, installés depuis 2012.
Troisième membre de l'Alliance Artem, l'ICN, dont les bâtiments sont encore en cours de construction, espère bien poser ses cartons à l'automne 2017. L'arrivée de ses 3.000 étudiants portera à 4.000 et à terme à 5.500 le nombre de résidents du campus, installé dans 85.000 mètres carrés de bâtiments.
Cet emménagement est attendu avec impatience par les personnels et les étudiants de l'école d'art et de l'école de commerce, qui rongent leur frein depuis des années : "Au début, la livraison des locaux de l'ICN avait été annoncée pour 2004, se souvient Jérôme Caby, qui a dirigé l'école de management jusqu'en 2015. Quand je suis arrivé en 2009, elle était promise pour 2013-2014… Finalement cela aura encore pris trois ans… Cela a été un cauchemar pour les directeurs successifs et un sujet de frustration pour les équipes."
Un projet titanesque soutenu par louis schweitzer
Pour comprendre comment un projet si ambitieux a pu être imaginé dans une ville de 107.000 habitants – 266.000 pour l'agglomération -, il faut revenir à 1999. Le directeur de l'École des mines et ses collègues de l'ICN et de ce qu'on appelle alors encore les "Beaux-arts de Nancy" imaginent un campus commun. "Il s'agit alors de rapprocher les formations, de décloisonner les disciplines afin de mieux répondre aux besoins des entreprises du territoire en matière d'innovation", résume la coordinatrice de l'Alliance Artem, Raphaëlle Friot.
Aujourd'hui investie par de nombreux établissements concurrents, à l'instar de l'Alliance Centrale-Audencia-Ensa à Nantes, l'idée de croisement des compétences, a fortiori avec une école d'art, est alors "très en avance sur son temps", insiste François Rousseau, directeur général de Mines Nancy. Ce projet de campus est aussi l'occasion de doter les trois écoles d'espaces mieux adaptés aux nouvelles pédagogies et à la croissance de leurs effectifs.
Le concept rencontre vite le soutien des entrepreneurs de la région, parmi lesquels Louis Schweitzer, alors président du conseil d'administration de l'école d'ingénieurs nancéenne et patron de Renault. "Il voyait sur le papier ce qu'il rencontrait tous les jours sur le terrain en entreprise", poursuit François Rousseau. Les collectivités locales s'intéressent aussi au projet, en particulier André Rossinot, alors maire de Nancy et vice-président de la communauté d'agglomération.
L'école d'ingénieurs Mines Nancy a rejoint le campus Artem en 2012. // © Fred MARVAUX/REA
Des années de lobbying pour porter le projet
L'armée ferme à cette même époque ses casernes du site Molitor. Elle libère 10 hectares de friches en plein centre-ville, rapidement rachetés par le Grand Nancy pour installer le campus Artem. Dès lors, les élus locaux vont mener un intense lobbying auprès des ministères de tutelle – Enseignement supérieur pour l'ICN, Culture et Communication pour l'Ensad et Industrie pour les Mines – afin d'obtenir leur feu vert, puis les financements nécessaires à la réalisation du projet, chiffré à son lancement à 200 millions d'euros.
Par chance, la période se caractérise par "l'absence d'autre grand projet universitaire et des dotations confortables des ministères de tutelle", analyse François Werner, vice-président (UDI) du Grand Nancy, délégué à la recherche et à l'université, en charge du dossier depuis plus de quinze ans.
La "forte implication de l'agglomération dans le cofinancement de son patrimoine universitaire", mais aussi "le caractère innovant d'Artem" et bien sûr les "trésors de réseau" de ses élus font le reste... Une première enveloppe au titre du contrat de plan État-Région 2000-2006 permet d'enclencher la machine.
Malgré ces débuts prometteurs, il faudra ensuite attendre dix ans avant la pose de la première pierre des Mines Nancy, en 2009. Un retard "typique" des grands projets, estime François Werner. En cause d'abord, la difficulté à faire dialoguer trois écoles, placées sous des tutelles différentes : "On agrège des logiques, des cultures, des statuts, des fonctionnements complètement différents. Mettre en cohérence tout cela a été difficile et assez long", commente l'élu. Le tout, avec la nécessité de composer avec les changements de directeurs, pas toujours aussi investis dans le projet.
des millions d'euros difficiles à reunir
Mais l'autre grosse épine est bien financière : "200 millions d'euros ne se trouvent pas sous le sabot d'un cheval", résume François Werner. Une mission d'autant plus corsée que d'autres projets universitaires émergent, que la crise se fait sentir et que les recettes des collectivités s'amenuisent. "En 2009, on m'a dit que le budget pour la construction de l'école était bouclé, mais je me suis aperçu que ce n'était pas le cas ; du fait des retards des financements publics, c'était difficile à gérer", raconte Jérôme Caby.
Au fil des années, les collectivités, qui financent le chantier à hauteur d'environ 55 % (26 % pour la Région Lorraine, 4 % pour le département de Meurthe-et-Moselle et 25 % par la métropole du Grand Nancy) n'ont pas ménagé leurs efforts pour décrocher auprès de l'État (33,4 %) et de l'Union européenne (11,6 %) les millions nécessaires à la poursuite du chantier, dont le coûteux "tube Daum", équipement de pointe de l'Institut Jean-Lamour.
200 millions d'euros ne se trouvent pas sous le sabot d'un cheval. (F. Werner)
Et ce n'est pas terminé : une quatrième tranche de travaux prévoit notamment la construction à l'horizon 2019 d'un incubateur commun, la Villa Artem, dont les 20 millions d'euros de budget font encore l'objet de négociations. Une course épuisante aux financements, qui aujourd'hui fait dire aux collectivités que, si c'était à refaire, elles ne se lanceraient plus dans l'aventure. "La crise est passée par là et elles auraient du mal à faire le tour de table", confie Florence Legros, directrice de l'ICN et déléguée générale de l'Alliance Artem.
Initialement chiffré à 200 millions d'euros, le campus a déjà coûté plus de 240 millions d'euros HT (hors taxes), dont environ 100 millions pour les trois écoles, et 112 millions pour l’Institut Jean-Lamour. De 2009 à 2017, c'est 30 millions par an qui sont partis chaque année dans le chantier.
des échanges pédagogiques dès le lancement
Pour autant, s'il tarde à se formaliser sur le plan physique, Artem est, depuis le début, une réalité pédagogique, avec, dès 2000, la signature d'"un premier manifeste de décloisonnement qui s'accompagne d'activités spécifiques, dont le lancement des ateliers Artem", insiste Raphaëlle Friot, coordinatrice de l'Alliance.
Les étudiants des trois institutions se retrouvent depuis plus de quinze ans le vendredi dans le cadre des "ateliers" et planchent sur des projets proposés notamment par des partenaires rassemblés au sein d'Artem Entreprises. Un exercice qui permet de se frotter à d'autres modes de pensée, d'apprendre à se remettre en question.
D'abord organisés à titre expérimental, les ateliers constituent tous les ans un passsage obligé pour 600 étudiants. Au fur et à mesure des années, "la coopération s'est amplifiée, avec un accroissement des cours en commun", se félicite Jérôme Caby. Depuis trois ans, les "Creative Business Days", un séminaire de créativité et de stratégie, est proposé aux élèves de première année de l'ICN et des Mines. En fin de cursus, l'"Artem Insight" permet à 500 étudiants des trois écoles de répondre à des cas concrets soumis par les entreprises partenaires.
Vers un "triple diplôme" transdisciplinaire
Sur le plan curriculaire, l'Alliance Artem a accouché en 2012 d'un MSc in Luxury and Design Management. La prochaine étape ? La construction à l'horizon 2017-2018 d'un parcours Artem qui pourrait déboucher sur l'obtention d'"un triple diplôme". "Aujourd'hui, on a des îlots Artem, l'idée est de les relier pour avoir un continuum de formation en inventant de nouveaux modules et de nouveaux dispositifs", esquisse le directeur de l'Ensad, Christian Debize, très impliqué dans l'Alliance.
Même s'il n'existe pas d'étude sur l'impact de ces activités et de ces programmes sur l'insertion professionnelle des diplômés des trois écoles, la transdisciplinarité a ouvert à certains les portes d'univers insoupçonnés : "Certains étudiants d'ICN travaillent aujourd'hui dans l'art contemporain à des postes auxquels ils n'auraient pas eu accès sans Artem, assure Christian Debize. Plus globalement, nos diplômés ont acquis une ouverture, qui, une fois en entreprise, leur permet de faire bouger les lignes."
"Quand on sait qu’un ingénieur doit minimiser les risques dans son travail et un artiste se mettre en danger, on imagine aisément que la confrontation des points de vue enrichit la perspective et crée une émulation", ajoute Emmanuel Del Sordo, directeur d'ERDF pour la Meurthe-et-Moselle et président d'Artem Entreprises jusqu'en juin 2016.
Nos diplômés ont acquis une ouverture, qui, une fois en entreprise, leur permet de faire bouger les lignes. (C. Debize)
résultats timides en matière de recherche
Passé les crispations initiales, le mélange des cultures a également contribué progressivement à faire évoluer les pratiques enseignantes, notamment au sein de l'école d'art : "Qu'ils soient impliqués ou non dans Artem, les professeurs savent ce que nous devons à l'Alliance. Cette dernière nous a permis d'élargir notre vision et nos collaborations, et d'être beaucoup plus présents dans la recherche", précise le directeur de l'Ensad.
L'interdisciplinarité a débouché sur "des activités de recherche à l'interface des disciplines", souligne Michel Jauzein, ancien directeur des Mines Nancy. Deux programmes postmaster en arts ont été créés, ainsi que l'Artem Game Lab, un laboratoire de recherche et de développement expérimental de jeux vidéo.
Le défi est d'intensifier la production de recherche et de la valoriser. C'est l'une des missions que s'est assignées Artem Entreprises à travers l'organisation de rencontres chercheurs-entrepreneurs.
"L'Institut Jean-Lamour a décroché des gros contrats de recherche. Ce qu'on attend maintenant, ce sont des brevets, des implantations sur place, des créations d'entreprise…", insiste François Werner.
un incubateur pour miser sur l'entrepreneuriat
L'entrepreneuriat est l'un des autres grands chantiers des prochaines années. L'incubateur Stand up-Artem, inauguré fin juin dernier, préfigure l'incubateur Villa Artem, qui devrait voir le jour autour de 2019. À la croisée des trois disciplines, il doit favoriser "l'expérimentation, le prototypage et la conception de projets sélectionnés par les trois écoles". Trois projets interdisciplinaires viennent d'entrer en incubation, mais leur nombre devrait rapidement augmenter.
En la matière comme sur les autres dossiers, l'installation sur le même site et le fait de se croiser au restaurant universitaire, à la maison des étudiants ou à la future médiathèque devraient "permettre de passer à la vitesse supérieure en matière de collaboration, sur laquelle on achoppait un peu", espère Jérôme Caby. Et pourquoi pas, à terme, envisager des "services communs" ? s'interroge Florence Legros, de l'ICN Business School.
Pour grandir, Artem devra aussi progresser en matière de communication et d'évaluation de son action, reconnaît François Werner. "Nous n'avons pas d'objectifs chiffrés pour les années à venir mais, compte tenu de l'argent public investi, ce serait pas mal de s'y mettre !"