Campus Condorcet : le difficile décollage du projet dédié aux sciences humaines

Elsa Sabado Publié le
Campus Condorcet : le difficile décollage du projet dédié aux sciences humaines
Trois ans après son inauguration, le Campus Condorcet accumule les difficultés. // ©  Vincent Bourdon/Campus Condorcet
Ouverture ratée du "Grand équipement documentaire", manque de places pour les étudiants de master, cuisant rapport de la Cour des comptes... L'année 2021-2022 a été pour le jeune Campus Condorcet compliquée. Différents acteurs pointent les responsabilités de l’Etat, qui aurait mal anticipé, les effectifs nécessaires au fonctionnement d’un tel campus.

Conçu en 2009 par Valérie Pécresse, alors ministre de l'Enseignement supérieur, et Danièle Hervieu-Léger, l'ancienne présidente de l'EHESS, le Campus Condorcet devait devenir, pour les sciences humaines, ce que le campus de Saclay est aux sciences dures : un véritable "Harvard" français.

Après dix ans de maturation, les premiers bâtiments du complexe universitaire sont sortis de terre en 2019. A ce moment-là, premier faux départ : la vie naissante du campus est entravée par la grève des transports, puis par la pandémie de Covid.

En septembre 2021, l'ouverture du Grand équipement documentaire (GED), le chef-d'œuvre du campus, aurait dû lui donner un second souffle. Encore raté : grève au moment de l'ouverture du GED, rapport assassin de la Cour des comptes, manque de place pour les masters... Les soucis ont décidé de voler en escadrille. A qui la faute ?

Condorcet : un campus conçu sans étudiants ?

"On m'avait tenu un discours alléchant sur l'EHESS, une super école pour faire des sciences sociales. Mais deux semaines avant la rentrée, j'ai appris que j'allais étudier à Condorcet et non Boulevard Raspail. Sur le campus, pas d'amphithéâtre - la jauge des salles est limitée à 30 personnes -, pas de salle de travail ou de bibliothèque non plus. Et encore moins de lieux pour se regrouper, échanger. On vient prendre nos cours et on repart", raconte Alice* qui, faute d'avoir pu se faire des amis, retourne dans sa ville d'origine tous les week-ends.

"Le projet a été pensé sans étudiants. Les universitaires ont accepté de déménager parce qu'on leur a promis un bureau individuel chacun. Sur les deux bâtiments dont devait disposer l'EHESS, un seul, contenant des bureaux, a été construit. La construction du second, où il devait y avoir des amphis et une cantine, n'a pas commencé. Et tout ce qui relève du partenariat public-privé : le Crous, le bâtiment d'hébergement d'étudiants, ça ne fonctionne pas", déplore un membre du CA de l'EHESS, sous couvert d'anonymat.

Le projet a été pensé sans étudiants. Les universitaires ont accepté de déménager parce qu'on leur a promis un bureau individuel chacun. (un membre du CA de l'EHESS)

Christophe Prochasson, directeur de l'EHESS, souligne de son côté la qualité de ce bâtiment : "citez-moi un seul établissement qui donne à tous ses doctorants un bureau individuel, des salles de réunion, des cuisines... Il y a un vrai progrès au niveau des conditions matérielles architecturales. Sans parler du GED, qui est un palace".

Mais contrebalance : "Il est vrai que le campus a été négligent, dans sa conception, et n'a pas anticipé la forte poussée des effectifs étudiants du niveau master. Il manque des lieux d'accueil, de sociabilité, qui correspondent à une sensibilité nouvelle, et il n'y a pas suffisamment de salles de séminaire. En attendant, on se débrouille, mais ça craque de partout, c'est incontestable", poursuit l’historien.

Jean-François Balaudé, qui a présidé l'établissement de décembre 2019 à juin 2022, abonde : "Il y a dix ans, le campus a plutôt été envisagé comme un établissement au service des chercheurs. Mais les financeurs, et notamment la Région ont exercé une pression pour que l’on accueille des étudiants. On rame donc pour corriger le tir : en septembre, nous avons ouvert un 'tiers-lieu' dans l’espace du Crous afin que les étudiants puissent venir travailler, et, à partir de janvier, les étudiants ont pu investir le GED."

GED : le chef-d'œuvre inconnu

Ce qui devait être le chef-d'œuvre du Campus Condorcet s’est mué en symptôme du sous-effectif. D’abord prévue au printemps 2021, l’ouverture du Grand équipement documentaire - qui devait réunir 50 fonds documentaires venus de 25 sites différents, offrir un service d’appui à la recherche et devait être ouvert sept jours sur sept et 24h/24 - a été repoussée à l’automne. "En novembre, nous avons fait un point, nous n’étions en capacité d’ouvrir le GED que deux jours par semaine", poursuit Jean-François Balaudé.

Cette ouverture en mode dégradé constitue pour toute la communauté universitaire et pour le ministère un électrochoc. Cette ouverture n’a d’ailleurs pas pu se tenir avec un personnel en grève en réponse au sous-effectif. Sur les 106 équivalents temps plein envisagés par l’inspection générale des bibliothèques pour le faire fonctionner, 65 postes seulement sont pourvus.

En novembre, nous avons fait un point, nous n’étions en capacité d’ouvrir le GED que deux jours par semaine. (J-F Balaudé, ancien président du campus Condorcet)

"Il y a dix ans, les établissements partenaires s’étaient engagés oralement à détacher 106 de leurs personnels pour faire fonctionner le GED. Au moment de confirmer ces engagements, il n’en restait qu’une soixantaine, les établissements arguant des contraintes de gestion qui pesaient sur eux" explique Jean-François Balaudé.

Sous la pression de la grève des bibliothécaires, les trois strates de décision - ministère, EPCC, présidences des établissements partenaires - conviennent de rattraper sur deux ans les 40 postes manquants, financés à moitié par les établissements, à moitié par le ministère. "Aujourd'hui, on constate qu'on est encore moins nombreux qu'en novembre dernier. Dix postes ont bien été pourvus depuis janvier, mais entre temps, il y a eu d'autres départs difficiles à remplacer", note Edgar, bibliothécaire en grève.

La charge de la Cour des comptes

En pleine gestion de la grève des bibliothécaires, le Campus Condorcet doit encaisser un autre camouflet : la publication par la Cour des comptes d'un rapport d'une extrême sévérité sur l'ensemble du projet. "Le rapport souligne le problème d’incohérence entre les investissements immobiliers et les appuis au fonctionnement du campus. Il pointe la frilosité de l’Etat, qui ne va pas jusqu’au bout en ne mettant pas suffisamment de financements pour permettre au campus de réussir", résume Jean-François Balaudé.

Les inspecteurs déplorent le manque de diligence de l’Etat, et la dilution des responsabilités et du pouvoir de décision entre le ministère, l'établissement public Campus Condorcet, et les présidences des 11 établissements partenaires, qui n'ont eux même pas bien définis leurs rapports-coopération, coordination ou mutualisation.

Cette "indéfinition originelle" s'est d’abord traduite, sur le plan immobilier, par un "découpage du projet entre plusieurs maîtrises d'ouvrage et blocs d'opération" conduisant à une "désynchronisation des chantiers" qui n'a permis qu'une ouverture partielle en 2019, explique le rapport.

La Cour souligne aussi le flou sur le volet financement du campus. Elle évalue la première phase, désormais achevée, à 515 millions d'euros et pointe la totale absence de visibilité sur la seconde phase prévue, évaluée, elle, à 200 millions d'euros. "Il y a dix ans, la réalisation du campus était divisée en deux phases : dans la première, tout ce qui était déjà financé, dans la seconde, ce qui ne l’était pas encore. Aujourd’hui, nous avons trouvé des financements pour construire le bâtiment de l’EPHE, compris dans la phase 2. La Cour des comptes invite l’Etat à être plus résolu : soit renoncer à ce qui devait être construit, soit mettre les moyens nécessaires et procéder à une véritable planification", interprète Jean-François Balaudé.

Le document pointe la même indécision quant à la vocation du Campus Condorcet, entre un campus de services proposé aux établissements, ou un campus ayant pour objectif une coopération scientifique entre les partenaires. "La Cour invite l’Etat à transformer le campus en entité de recherche. Les membres du Campus et moi-même pensons qu’il existe une voie médiane, qui ne passerait pas par une fusion des établissements, mais par une construction progressive de coopérations émanant des établissements eux-mêmes", indique Jean-François Balaudé.

La Cour des comptes invite l’Etat à être plus résolu : soit renoncer à ce qui devait être construit, soit mettre les moyens nécessaires et procéder à une véritable planification. (J-F. Balaudé)

Pour Christophe Prochasson, "il y aura une évolution de ce campus, mais tout projet de fusion imposé par le haut est voué à l'échec. Rome ne s'est pas faite en un jour : il va y avoir de plus en plus de collaboration entre les établissements. Et nous sommes en train d'inventer un modèle collaboratif qui n'existe nulle part.

Eviter l'échec du campus Condorcet

La Cour des comptes appelle donc l'Etat à "définir ses attentes vis-à-vis du Campus Condorcet en matière d'ambition scientifique et de préciser les moyens de son fonctionnement en cohérence avec celle-ci", afin d'"éviter l'échec de ce projet, qui serait un coup sévère pour les sciences humaines et sociales en France".

Car chaque problème que le Campus rencontre aujourd’hui suggère un projet mal anticipé par son initiateur, le ministère de l’enseignement supérieur, il y a dix ans. "Certaines dimensions, notamment le fonctionnement du partenariat public-privé, ont été prévues de manière très précise. Pas celle des moyens humains. Nos insuffisances découlent du manque de moyens dont nous souffrons", déplore Jean-François Balaudé.

Sollicité par la rédaction d'EducPros, le ministère de l’Enseignement supérieur n’a quant à lui pas répondu.

Elsa Sabado | Publié le